INTERVIEW : TONY GATLIF
Il vient à Cannes depuis près de vingt ans et s’y sent comme à la maison. À 73 ans dont 50 de carrière, Tony Gatlif est un artiste qui a encore beaucoup à partager. Ses références culturelles sont riches et sa filmographie atteste d’une soif de liberté qui demeure inchangée. Sensible à la nature comme à la musique, il revient au Festival de Cannes, cette fois-ci au Cinéma de la Plage 2021, avec « Tom Medina » son film le plus personnel dans lequel il dresse le portrait d’un jeune homme sans papiers dans une Camargue mystique, qui doit apprendre à survivre et à dompter sa quête d’indépendance en composant avec les cartes qu’il a en main. Une merveille de cinéma.
Vous revenez à Cannes avec « Tom Medina », un film inspiré de votre jeunesse. Pourquoi parler de ce moment de votre vie aujourd’hui ?
J’ai toujours pensé qu’être réalisateur, c’est partager avec les autres. On ne peut pas être réalisateur et faire des films pour soi. Je crois que c’est la mode depuis quelques temps de parler de soi, de faire des films pour soi. Moi, je n’ai jamais fait de film que pour moi. Le cinéma, c’est le partage. Federico Fellini faisait des films pour les autres. Faire un film pour les autres, c’est un récit imaginaire ou qui s’appuie sur une histoire à soi, celle qu’on va donner aux autres. Dans « Tom Medina », ce que je donne, c’est mon enfance, mon adolescence et l’instant, très jeune, où j’ai un peu compris le monde. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais né au milieu du merdier dans lequel j’étais. J’ai tout fait pour essayer de me battre contre ma destinée, contre la misère, la haine et le regard des autres. J’avais envie de choisir mon propre rôle dans la vie.
« Tom Medina » est justement un film sur un jeune qui échappe à son destin. Avez-vous le sentiment d’avoir échappé au vôtre ?
Je pense, oui. C’est comme si je parlais d’un rêve. Là d’où je viens, c’est tellement autre chose ! C’est inexplicable. La toile cinématographique que je vois autour de moi aujourd’hui était inimaginable pour moi. Rien que le fait d’être là, à Cannes, est un rêve, même si cela fait vingt ans que je viens à Cannes.
Cannes reste un rêve même après vingt ans ?
Absolument ! C’est un rêve et c’était un rêve de faire du cinéma pour les autres. Je ne fais ni un cinéma de psychanalyse, ni un cinéma populaire. Je suis dans la lignée de ceux que j’aime : Jean Vigo, Jean Renoir… Jamais Jean Vigo n’a parlé de son histoire à lui, par exemple, ni celle de son père qui a été condamné à mort. Jean Renoir, lui, n’a jamais parlé de ses rapports avec son père qui ne devaient d’ailleurs pas être terribles.
« Tom Medina », est-il le premier film dans lequel vous vous racontez autant ?
Exactement ! Avant, j’étais occupé à faire autre chose, j’explorais le monde, je voyageais, je faisais le tour du monde avec ma caméra comme on peut le voir dans mon film « Latcho Drom ». Je voulais regarder le monde et partager en filmant des gens qui me plaisaient humainement.
La nature est toujours présente dans de vos films et la Camargue est notamment à l’honneur dans ce dernier. Quel lien avez-vous avec la nature ?
Ce lien me vient de ma mère qui était guérisseuse et qui connaissait les choses qui ne se voient pas. Il y a des choses impalpables autour de nous et heureusement qu’elles sont là. Ma mère voyait cela et connaissait des choses alors qu’elle ne savait même pas lire. Elle avait une forte sensibilité à la nature et elle me l’a transmise. Il y a des choses puissantes dans la nature, des choses mystérieuses qui aident. Ma mère avait un pouvoir très fort lié à la nature.
Vous aimez aussi les chevaux. D’où vous vient cette passion ?
Lorsque je suis allé tourner en Camargue, j’ai revécu un bout de mon adolescence. Quand j’étais jeune, j’ai découvert la nature et les chevaux parce que je me suis follement passionné pour un cheval que mon oncle avait volé. Il l’avait caché dans notre petit quartier et j’étais chargé de le nourrir et de lui donner à boire donc je m’y suis attaché. Un beau cheval, c’est magnifique, c’est comme un film. Quand j’étais adolescent, une période durant laquelle j’étais vraiment seul au monde, j’ai fait des bêtises, les bêtises de la vie, et je me suis fait arrêter par la police. Dans mon dossier pénal, je devais dire ce que j’aimais et j’ai donc parlé de chevaux. Le juge chargé de mon affaire a lu cette information et il a suggéré à mon éducateur de m’envoyer en Camargue et de me trouver un travail auprès des chevaux, ce que mon éducateur a fait. Je pense qu’à partir de ce moment-là, le combat que j’avais déjà entrepris de mener contre ma destinée a commencé à faire ses fruits.
En Camargue, on trouve aussi la tauromachie comme on le voit dans votre film. Vous aimez la corrida ?
Non. J’aime ce qui est autour de la corrida comme j’aime ce qu’il y a autour de Cannes avec les ventes et les négociations qu’on ne voit pas forcément. J’aime la fête, la musique et la mise en scène qui accompagnent la corrida mais, tuer un taureau, non. Je ne supporte pas la mise à mort de l’animal et, lorsque j’ai assisté à des corridas à Madrid ou à Séville, je suis toujours parti au moment de la mise à mort.
Votre film s’ouvre justement sur une scène de corrida où le toréro ne peut pas combattre le taureau parce qu’il a eu une mauvaise vision en croisant un choir noir. Êtes-vous superstitieux ?
Bien sûr ! Sans cela, je n’en parlerais pas dans le film. Maintenant, je me suis un peu calmé mais quand j’ai commencé à faire du cinéma vers l’âge de trente ans, j’étais très superstitieux. Si j’apprenais une mauvaise nouvelle dans une rue que j’avais l’habitude d’emprunter, je la bannissais immédiatement de mon itinéraire. C’est d’ailleurs en changeant un trajet par supetstition que je suis tombé sur une jeune fille qui est devenue ma femme et la mère de mes enfants. La superstition nous guide. Je fais attention aux signes et à la direction que je prends. Dans cette même idée, j’avais un pantalon que je portais le jour où j’ai appris une mauvaise nouvelle au sujet d’un projet qui n’a pas abouti et j’ai décidé ne plus jamais porter ce vêtement. Il vaut mieux rejeter les mauvaises choses à travers des éléments palpables.
Le voyage, le déracinement et l’exil sont des thèmes récurrents de vote filmographie. Aimeriez-vous retourner à Alger, votre ville de naissance ?
Non, je n’aimerais pas retourner à Alger même si c’est la plus belle ville du monde. Ma vie a commencé à devenir autre chose quand j’avais douze ans, c’est à dire dans les années 60. Durant ces années, beaucoup de gens ont souffert d’un coup, que ce soit les pieds-noirs, que ce soit des pauvres gens qui descendaient des djébels et qui sont partis en France construire des autoroutes parce qu’ils cherchaient du travail… Le monde avait changé quand j’ai commencé à ouvrir les yeux et à comprendre. Il n’y avait que des malheurs. Je suis tombé sur le malheur à cet âge-là, déjà avec la guerre d’Algérie, puis après avec le départ des pieds-noirs. Ils étaient des milliers dans le port d’Alger. Je n’étais qu’un enfant qui cirait des pompes et qui mendiait mais je ne comprenais pas ce que je voyais. J’ai souffert à Alger donc je n’aimerais pas y retourner.
« Tom Medina » sera-t-il votre ultime long métrage ?
Ce film aurait pu être le dernier mais il s’est passé quelque chose, un évènement unique au monde sur la planète alors que j’étais en train de tourner mon film dans le merveilleux silence de la nature camarguaise en janvier. J’étais en train de trouver quelque chose de bien dans ce que je tournais et, d’un coup, arrive cette pandémie plus puissante que ce qu’on voit dans les films de science-fiction. Du coup, je relativise et je pense déjà au prochain…