[INTERVIEW] ADIL EL ARBI & BILALL FALLAH : UN CINÉMA REBEL
Belges d’origine marocaine, ils forment l’un des duos de réalisateurs les plus en vogue de leur génération. On leur doit notamment leblockbuster hollywoodien BAD BOYS FOR LIFE (2020) et un clip du rappeur américain Wiz Khalifa.
Avant de livrer deux des épisodes de la série MISS MARVEL qu’ils ont réalisés pour la plateforme Disney+ et de dévoiler BATGIRL, l’un des films les plus attendus de l’année 2022, Adil El Arbi et Bilall Fallah étaient au 75e Festival de Cannes pour montrer REBEL, leur nouveau long métrage écrit avec Jan Van Dyck et Kevin Meul.
Présenté en Séance de minuit, REBEL suit Kamal, qui décide de mener une meilleure vie en quittant la Belgique pour aider les victimes de la guerre en Syrie. Mais, une fois arrivé sur place, il est contraint de rejoindre la milice et reste bloqué à Raqqa. Nassim, son jeune frère, devient rapidement une proie facile pour les recruteurs du djihad qui lui promettent de le réunir avec son frère. Leur mère, Leila, se bat pour protéger la seule chose qui lui reste : son plus jeune fils.
Loin des superproductions auxquelles le deux collaborateurs ont été habitués ces dernières années, REBEL n’en demeure pas moins un film à sensations fortes qui n’a rien à envier à Hollywood. On y découvre avec effroi les rouages d’une mécanique vertigineuse, celle de l’État Islamique qui manipule sournoisement des personnes fragiles pour en faire des monstres et leur insuffler des intentions meurtrières dont elles seront les premières victimes.
Audacieux et troublant de détails, REBEL bénéficie d’un soin particulier, tant dans son scénario que dans sa mise en scène qui bascule par moments dans la comédie musicale, offrant des séquences récréatives dans de somptueux décors où l’interprétation côtoie soudainement d’autres disciplines artistiques, comme pour nous laisser respirer devant la cruauté de certaines situations dont on sait la véracité.
Avec REBEL, Adil El Arbi et Bilall Fallah ont offert une des projections de minuit les plus poignantes du 75e Festival de Cannes et ont accepté de nous parler de leur travail sur ce film qu’ils considèrent comme le plus personnel de leur carrière.
Quelle ligne de conduite s’impose-t-on lorsqu’on fait un film sur la radicalisation islamiste ?
Adil El Arbi : Je précise que je vais parler beaucoup plus que Bilall car il est néerlandophone mais on sera d’accord sur les réponses. Je crois que c’était très important de faire beaucoup de recherches, quasi historiques, sur ce qui s’est passé durant la décennie dont parle le film. On commence en 2012 et on va dix ans plus tard. D’un autre côté, c’était aussi un truc très personnel, très proche de nous parce qu’on connaît des gens qui sont partis, qui sont morts là-bas ou qui sont revenus faire des attaques. Historiquement, on voulait être le plus correct possible. Chaque scène du film peut être justifiée par des preuves, par nos recherches.
Bilall Fallah : Oui, il y a des amis qui sont partis. Je viens de Vilvorde, en Belgique, et la plus grande concentration de jeunes qui sont partis là-bas est dans mon quartier. Cela fait mal de voir des gens proches que j’aime partir se radicaliser et revenir faire des attaques.
Y a-t-il des choses que vous avez préféré ne pas montrer ?
Adil El Arbi : C’est une histoire tellement complexe et large ! Tout se construit là-bas, en Syrie. À un moment, on devait faire des choix et décider de ce qu’on allait montrer et ne pas montrer, pas nécessairement par peur mais plutôt pour se focaliser vraiment sur les personnages principaux.
Parfois à la limite du documentaire, votre film reconstitue les faits avec beaucoup de détails. Comment avez-vous élaboré le réalisme de vos scènes ?
Adil El Arbi : C’est un mélange de plusieurs choses. On s’est servi d’articles de journalistes spécialisés dans ce sujet et qui ont été sur place. On a aussi parlé avec des gens qui sont membres de l’État Islamique. Bilall a communiqué en vidéo avec des détenus dans des prisons kurdes qui lui ont raconté leur quotidien. Il y a eu également les images. En effet, l’État Islamique est une machine de propagande qui a vraiment fait des films documentaires à la manière de ce que Leni Riefenstahl faisait avec les nazis, donc on a analysé en profondeurs ces images. Par ailleurs, on a étudié des recherches scientifiques qui ont été faites sur cet aspect, notamment les rapports des forces spéciales qui se sont battues contre l’État Islamique. On a utilisé toute cette expertise pour faire le film.
Bilall Fallah : On a parlé aussi avec des gens qu’on connaissait et qui se livrent davantage. On a également dialogué avec des mères d’enfants qui sont partis.
Comment expliquez-vous que la Belgique recense le plus grand nombre de départs de jeunes vers la Syrie ?
Adil El Arbi : C’est bizarre à dire mais c’est une sorte de mélange de désarroi, du fait de se sentir défavorisé qui existe chez des personnes de certaines origines ou qui viennent de certains quartiers où il n’y a pas de futur, et une sorte de laisser-faire. C’est un peu cette combinaison toxique qui sape l’espoir. Malgré tous les problèmes qu’il y a en France et au Pays-Bas, il y a une sorte d’aspiration. On a l’impression qu’il y a plus d’espoir dans ces pays qu’en Belgique où on se dit qu’on est petit, qu’on restera petit, qu’on ne sera jamais important et qu’on ne fera jamais partie de quelque chose de grand. Et lorsque d’un coup, il y a un groupe qui dit « venez ! », il y a un appel là où il n’y a pas ce rêve de grandeur, ce rêve de pouvoir se sortir de sa situation.
Bilall Fallah : En France et aux Pays-Bas, il y a beaucoup plus de personnes issues de la diversité qui réussissent, notamment dans le sport. En Belgique, on ne voit pas tellement d’acteurs ou de politiciens d’origine étrangère. Le fait de pouvoir s’identifier à des personnages publiques qui ont réussi va donner de l’espoir.
Votre long métrage comporte des éléments de comédie musicale. Pourquoi avez-vous intégré des scènes de danse, de chant et de rap là où on ne s’attend pas à en voir ?
Adil El Arbi : C’est un sujet tellement dur, complexe et difficile ! On s’est demandé comment on pouvait raconter cette histoire dans toute sa complexité avec sa dureté et son émotion à un large public en faisant en sorte qu’il puisse rentrer dedans et la comprendre. La musique nous semblait logique parce qu’on a grandi avec la culture arabo-musulmane où la musique, la danse et la poésie sont très importants. On a vu LES MILLE ET UNE NUITS et on voulait faire un peu notre version de Shéhérazade qui raconte les choses avec un aspect poétique. On oublie parfois que la musique, la poésie, la danse et le chant féminin sont très importants dans cette culture quand on parle d’un tel sujet. Daesh est contre la musique, contre le chant, contre les instruments. D’un autre côté, il y a le rap qui fait partie de la culture street, tout comme le hip-hop. C’est la forme d’expression des jeunes issus de l’immigration et des jeunes de quartiers, que ce soit en France, en Belgique ou aux Pays-Bas, donc c’était un peu logique de raconter cette histoire de cette manière, comme un pied de nez contre Daesh.
Dans votre film, un des jeunes personnages joue à un jeu vidéo de guerre. Quel lien peut-il exister entre ces jeux et la radicalisation de ces jeunes ?
Adil El Arbi : Dans nos recherches, on a remarqué que beaucoup de jeunes partaient et on a tenté de comprendre comment un jeune de 15 ans peut se radicaliser en quelques semaines et se retrouver là-bas. On a appris que des recruteurs passaient par le jeu vidéo de guerre CALL OF DUTY, via Internet. Les jeunes jouent en ligne avec d’autres utilisateurs du jeu, un peu comme des réseaux sociaux et il y a des recruteurs qui cherchent activement sur ces réseaux de jeux vidéos de guerre et qui proposent aux jeunes de vivre une vraie expérience de guerre en Syrie. Les jeunes sont impressionnés par ce genre de propositions. D’ailleurs, on ne le voit dans le film mais, dans ses vidéos de propagande, l’État Islamique installe des caméras GoPro sur les kalachnikovs pour imiter les jeux vidéos de guerre.
Comment luter contre ce fléau de la radicalisation ?
Adil El Arbi : C’est difficile parce qu’on n’est pas des politiciens, on n’est pas les pouvoirs publiques. De notre côté, on peut juste espérer qu’en faisant un film comme celui-là, qui est un peu pour nous un film historique comme PLATOON d’Oliver Stone, qu’on pourra le montrer comme un document à la nouvelle génération parce que ce phénomène ne s’est pas produit auparavant. En Belgique, on n’a jamais eu une génération de jeunes qui se retrouvent d’un coup dans la guerre, qui partent et qui reviennent faire des attaques dans le pays où ils sont nés. On espère que cela n’arrivera plus dans le futur. On aimerait que ce film puisse avoir une contribution auprès des jeunes. Il faut en parler et essayer de tirer des leçons de ce qui s’est passé pendant ces dix ans.
Vous êtes capables de faire un film intime comme celui-ci et aussi de réaliser des blockbusters. Votre manière de travailler est-elle pour autant différente sur chaque projet ?
Bilall Fallah : Quand on fait un film de studio pour Hollywood, c’est un budget de plusieurs millions, c’est grand, on ne peut pas vraiment prendre de risques artistiques, il faut rester safe parce qu’on doit rapporter de l’argent. Un studio, c’est une grande machine qui permet de faire beaucoup mais qui ne donne pas de liberté artistique. À l’inverse, quand on fait un film plus petit comme REBEL, on peut essayer des trucs qui donnent la liberté à des artistes comme nous de prendre des risques sans savoir si cela va marcher. C’est là la plus grande différence. Toutefois, pour chaque projet, il y a toujours une connexion personnelle pour nous, une raison pour laquelle on veut faire le film…
Adil El Arbi : Oui, même quand il s’agit de commandes. Lorsqu’il y a plusieurs projets commandés, on va aller vers celui qui nous tiendra le plus à cœur. Quand on a fait des épisodes de la série MISS MARVEL pour Disney+, c’était parce qu’il s’agissait de la première héroïne musulmane de l’univers Marvel. C’est une fille de 15 ans qui se cherche car elle est pakistano-américaine en étant à la fois trop américaine pour être pakistanaise et trop pakistanaise pour être américaine, donc elle essaye de comprendre son identité, un peu comme nous qui avons deux cultures. C’est une histoire qui nous parle parce qu’on se reconnaît en ce personnage-là.
Y avait-il aussi une connexion personnelle pour vous avec le film BATGIRL que vous avez réalisé récemment ?
Bilall Fallah : Oui. Le souvenir de Tim Burton et de Michel Keaton qui sont, pour nous, les parrains de Batman. C’est notre enfance, donc là encore, il y a quelque chose de personnel dans le fait de pouvoir refaire Gotham City. On espère qu’on pourra continuer à faire des choses qui nous plaisent.