[INTERVIEW] LISE AKOKA & ROMANE GUÉRET : GRAND PRIX UN CERTAIN REGARD 2021

Prix Un certain regard, LES PIRES est le tout premier long métrage de Lise Akoka et Romane Guéret qui ont puisé dans leurs expériences d’anciennes directrices de castings et de coachs d’enfants pour l’écrire.

En 2016, CHASSE ROYALE, leur premier court métrage dont l’histoire se concentre sur un casting d’enfants, faisait déjà dialoguer le milieu du cinéma avec celui d’un quartier populaire.

Avec LES PIRES, les deux réalisatrices vont plus loin dans ce dialogue en racontant un casting sauvage et en montrant le tournage compliqué qui en découle avec un quatuor de jeunes acteurs non professionnels irrésistible.

Nous y suivons Gabriel, un réalisateur désirant capturer des performances authentiques, qui se tourne vers une cité du Nord de la France où il sélectionne quatre adolescents de la classe ouvrière pour les besoins de son prochain film. Rapidement, les habitants de la cité Pablo Picasso s’interrogent sur cette sélection qui semble n’avoir retenu que « les pires » du quartier. Alors que le réalisateur et l’équipe auditionnent, répètent, filment et interagissent avec leurs acteurs triés sur le volet, les jalousies sont attisées et des questions éthiques se posent…

Un premier film drôle et touchant qui montre la fabrication d’un genre de cinéma et qui impressionne par sa perspicacité. Structuré avec une forme de désinvolture et un ton parfois aéré, il décrit avec justesse l’ambition chez certains cinéastes de créer une œuvre sociale à tout prix dans laquelle la fiction imiterait la réalité, à moins que ce ne soit l’inverse.

Rencontre avec deux réalisatrices prometteuses.



Le fait d’avoir réalisé un court métrage à deux a-t-il mis en évidence l’idée de retravailler ensemble sur ce premier long ?
Lise Akoka : Jusqu’ici, oui. On réalisait pour la première fois quand on a commencé à faire un court métrage toutes deux ensemble. Après, on s’est vite mis à écrire ce long métrage qui était un prolongement de notre court, donc cela paraissait évident de faire cela encore ensemble. Entre temps, on a aussi fait une série. Pour l’instant, c’est vrai qu’on fonctionne bien de cette façon et on a envie de continuer à fonctionner en duo. Après, on ne sait pas ce que la vie nous réserve…


Le travail en duo rend-il les choses plus rassurantes ?
Romane Guéret : C’est sûr que cela en fait largement partie, oui. On partage les choses ensemble, autant les difficultés de la fabrication que les moments de gloire. C’est beaucoup plus agréable de vivre ces choses à deux. Avec Lise, l’envie de devenir réalisatrice s’est faite ensemble parce qu’on n’a jamais vraiment travailler séparément. Peut-être qu’à un moment, les envies seront différentes et qu’on aura envie d’essayer autre chose pour voir ce que cela donne. On s’est habitué à une façon de faire qui marche bien pour l’instant et on ne voit pas pourquoi on changerait des choses.


Votre film se déroule dans une cité fictive du nom de Pablo Picasso. De quoi s’inspire ce lieu ?
Lise Akoka : Quand on a écrit le scénario, on s’est inspiré de plusieurs quartiers pour préparer le casting qui était le point de départ de l’écriture. Il y a notamment un quartier près de Calais qui nous a inspirées et qui s’appelle Matisse. On l’a transposé et Matisse est devenu Picasso. On a tourné dans le quartier du Chemin Vert à Boulogne-sur-Mer pour lequel on a eu un coup de cœur. C’est un quartier en bord de mer et hyper coloré.


Dans votre film, le personnage de Gabriel, joué par Johan Heldenbergh, veut tourner un film dans une cité avec quatre jeunes perçus comme « les pires » du quartier. Pourquoi eux ? 
Lise Akoka : C’est un peu le comble du casting sauvage. Les enfants qui intéressent le plus et qui attirent le plus l’attention des cinéastes sont souvent les enfants les plus difficiles, les plus rebelles, les plus récalcitrants et qui ont le moins le désir et l’envie d’aller vers le monde du cinéma.
Romane Guéret : Souvent, on s’y accroche ! (rires).


Qu’est-ce qui vous attire particulièrement chez ces enfants ?
Lise Akoka : Ce sont des enfants qui sont plus libres dans leur façon d’être, de parler et de vivre et qui ont quelque chose de moins policé que des enfants qui sont plus sages.
Romane Guéret : Il y a aussi beaucoup d’enfants qui sont récalcitrants ou difficiles et chez lesquels on ne voit pas de potentiel, c’est à dire qu’ils ne jouent pas bien. Souvent, les enfants qui se jugent le moins et qui s’en foutent le plus de l’endroit où ils sont à ce moment-là, à savoir à un casting, sont ceux qui s’en sortent aussi le mieux dans le jeu. C’est la magie du truc. Quand on écrit un film sur des enfants plutôt difficiles, on va aller les chercher à certains endroits. Cela ne sort pas de nulle part parce que c’est l’histoire qui le veut. Du coup, le casting sauvage, c’est une pratique qui consiste à aller chercher des enfants dans des endroits qui correspondent le mieux aux personnages qu’on a écrits. Pour nous, il a beaucoup été question d’aller dans les foyers et dans les centres éducatifs renforcés où on retrouve des enfants un peu plus en difficulté.


Comment est née votre intérêt pour le monde de l’enfance ?
Lise Akoka : Quand j’étais petite, j’étais passionnée par les films avec des enfants alors j’allais en voir beaucoup. Mon premier souvenir fort de cinéma, c’est PONETTE de Jacques Doillon, où une petite fille de 5 ans joue un des trucs les plus difficiles à jouer, à savoir faire le deuil de sa mère morte dans un accident de voiture. J’avais cette fascination qui me suivait et j’avais envie d’être à la place de ces enfants. J’ai une mère qui est passionnée par le monde de l’enfance et qui m’a transmis cela en me faisant notamment lire très jeune des choses sur la psychologie des enfants. J’ai aussi été à la faculté pour étudier la psychologie clinicienne spécialisée en périnatalité. L’enfant est un sujet assez récurrent et obsédant qui m’a toujours suivi. Avec Lise, on a un goût commun pour un cinéma de la réalité, qui ressemble à la vie et c’est vrai que l’enfance est un terrain privilégié avec une spontanéité.
Romane Guéret : Chez moi, cela s’est développé avec nos projets. J’ai commencé assez jeune, je ne me sens pas très loin de l’enfance et j’ai l’impression que c’est encore très fort chez moi. Quand j’ai découvert la pratique du casting sauvage, cela m’a aussi complètement passionnée. Plus je travaille avec des enfants et plus cela me passionne.

Romane Guéret (à gauche) & Lise Akoka (à droite) par François Berthier©

Le scénario de votre film s’est-il articulé autour de votre casting ou était-il très écrit en amont ?
Romane Guéret : En fait, le scénario existe vachement. On a mis beaucoup de temps à écrire ce film à trois avec Élénore Gurrey, notre co-scénariste. On a travaillé un vrai scénario et on savait ce qu’on voulait raconter dans chaque séquence. Les allers-retours ont eu lieu quand on est parti à la rencontre des rôles. Les dialogues s’adaptent à eux pour être les plus juste possibles mais on a assez peu changé les enjeux et la ligne narrative du film.
Lise Akoka : C’est très écrit. Simplement, l’écriture part du travail d’improvisation des enfants et de notre rencontre avec eux.


Comment se traduit la part d’improvisation sur le tournage ?
Romane Guéret : Souvent, on tourne ce qu’on a écrit, ce qui existe et ce qu’on avait envie de raconter pour l’avoir. Puis, quand on est contentes, on se laisse un peu plus de liberté dans la direction en allant chercher d’autres pistes en se disant que cela pourrait servir au montage. On ne coupe jamais et c’est ce qui permet de ne pas toujours annoncer aux techniciens qu’on va faire des essais.
Lise Akoka : On parle aux enfants via des oreillettes donc cela nous permet aussi de rajouter des choses à la scène telle qu’elle a été écrite et apprise.


Pour diriger des jeunes non professionnels, avez-vous eu besoin de coacher voire de materner davantage ?
Lise Akoka : Bien sûr ! C’est une responsabilité. Quand on fait des castings dans des institutions auprès d’enfants qui sont en difficulté, on sait qu’on est au contact d’une matière fragile. Cela donne du fil à retordre mais c’est le jeu. Il y a beaucoup d’enfants sur notre film, ils sont tous issus de castings sauvages et on n’a eu pas énormément de temps pour tourner ce scénario qui étaieront très fourni. On a tourné dans une espèce d’urgence permanente, dans une énergie en flux tendu avec des mésaventures liées aux enfants qu’on avait en face de nous, comme le fait de ne pas toujours arriver à l’heure…
Romane Guéret : Ou de ne pas arriver du tout (rires).


À l’instar du personnage de Gabriel qui ruse auprès des jeunes pour obtenir des prises utiles, aviez-vous fixé des limites à ne pas franchir ?
Lise Akoka : Oui et c’est tout ce que questionne notre film. C’est d’essayer de savoir où sont nos limites et de ne pas les dépasser. Ce qui compte, c’est de ne pas faire de mal à ces enfants et de les aimer.
Romane Guéret : C’est à nous de mettre nos propres limites et de savoir quand s’arrêter.


On peut entendre LA BAMBOLA de Patty Pravo dans une scène de fête. Pourquoi avoir choisi ce morceau des années 60 ?
Lise Akoka : Par fan attitude de notre part (rires). On adore cette chanson et elle était très appropriée à ce moment du film. Elle a quelque chose, une énergie qui soulève les cœurs. On trouve qu’elle raconte bien cette espèce d’état tourbillonnant et amoureux dans lequel se trouve le personnage de Lily face au personnage de Victor.


Plus jeunes, faisiez-vous partie des pires ?
Lise Akoka : Non, clairement pas !
Romane Guéret : On ne faisait pas partie des pires comme eux, en tout cas. On ne vient pas du même milieu ou de la même classe sociale, donc cela ne peut pas être à la même échelle. Après, je n’étais pas très bonne à l’école alors j’ai pu faire partie des pires mais rien à voir avec les enfants du film.