[INTERVIEW] ZOLANDE ZAUBERMAN

Dans son denier film, LA BELLE DE GAZA, Yolande Zauberman, cinéaste française au regard audacieux et sensible, nous invite à une exploration nocturne et bouleversante. Présenté en Séance Spéciale au Festival de Cannes 2024, ce documentaire achève une trilogie entamée avec WOULD YOU HAVE SEX WITH AN ARAB (2011) et M (2018, César du meilleur documentaire).
Dans ce dernier opus, la réalisatrice part à la recherche d’une femme trans palestinienne qui aurait marché de Gaza à Tel Aviv, une légende urbaine qui devient le fil conducteur d’un portrait vibrant de la communauté queer israélienne. Avant notre entretien avec cette réalisatrice hors normes, retour sur une œuvre qui éclaire les marges et défie les silences.
Yolande Zauberman n’est pas une inconnue dans le paysage du cinéma documentaire. Depuis ses débuts avec CLASSIFIED PEOPLE (1988), tourné dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, elle n’a cessé de poser sa caméra là où les fractures humaines et sociales sont les plus vives. Que ce soit dans les rues de Tel Aviv ou au cœur des communautés ultra-orthodoxes, elle excelle à capter l’indicible, transformant chaque film en une expérience immersive. Avec LA BELLE DE GAZA, elle poursuit son exploration nocturne, un territoire qu’elle affectionne pour sa capacité à révéler ce que le jour dissimule, soulignant son attrait pour ces instants où la vérité se fraye un chemin.
Le point de départ du film est aussi simple qu’énigmatique : une rumeur rapportée par son compagnon, qui parle d’une femme trans ayant fui Gaza à pied pour rejoindre Tel Aviv. Munie d’une photo floue, Yolande Zauberman arpente la rue Hatnufa, un lieu interlope où les femmes trans palestiniennes, souvent prostituées, tentent de survivre. De cette quête naît une mosaïque de rencontres – Talleen, Nathalie, Israela, Nadine –, des femmes dont les récits oscillent entre résilience, humour et tragédie, dans un contexte où leur identité est une lutte quotidienne.
Hymne à la liberté et à la résistance, LA BELLE DE GAZA n’est pas seulement une enquête sur une figure fantomatique ; c’est un acte de cinéma qui célèbre la liberté et la grâce de celles qui vivent en marge. Tourné avant les événements du 7 octobre 2023, le film résonne pourtant avec une force tragique dans le contexte actuel, sans jamais s’y réduire. Yolande Zauberman refuse les lectures simplistes et les jugements hâtifs, préférant laisser ses protagonistes parler d’elles-mêmes : de leur corps, de leur foi, de leur désir, capturant leur capacité à transformer la douleur en une forme de réinvention.
Porté par une mise en scène brute et une caméra à l’épaule qui traque la lumière dans l’obscurité, le film transcende son sujet pour devenir une méditation sur l’exil – physique, social, identitaire – et sur la possibilité d’une paix intérieure, même au cœur du chaos. À l’image de Talleen, ancienne Miss Trans Israel, qui réconcilie son passé et sa famille dans une scène finale d’une tendresse rare, LA BELLE DE GAZA est un cri d’espoir autant qu’un constat lucide, une voix singulière portée par un geste purement artistique.
Dans un monde où les récits sur le conflit israélo-palestinien sont souvent polarisés, la cinéaste choisit de donner la parole à celles que personne n’écoute, faisant de leur existence un pont entre des réalités irréconciliables avec sa manière unique de filmer l’humain, remettant le pouvoir sacré du cinéma à révéler ce qui reste tapi dans l’ombre au centre de cette œuvre qui marque, interroge et illumine, fidèle à son credo de toujours : chercher la lumière là où règnent les ténèbres. Rencontre avec une réalisatrice à la sensibilité rare !
Votre dernier film vient clore ce que vous avez appelé « La Trilogie de la Nuit ». Qu’est-ce qui vous attire autant dans la nuit ?
Je trouve que la nuit est un moment sensuel. La nuit, les frontières s’estompent un peu. Les nuits documentaires sont les plus belles nuits du cinéma parce qu’on prend le risque, la nuit, alors qu’en fiction, on le prend difficilement. On est vraiment borderline dans la nuit. On rend les gens plus beaux. Ils prennent plus de temps. Ça ressemble plus à un conte, la nuit. On m’a expliqué la différence entre les ténèbres et la nuit. Dans la nuit, il y a encore des lumières, et dans les ténèbres, il n’y en a plus. Et puis, j’ai su très récemment une chose : c’est que chez les Juifs, le jour commence toujours la nuit. Le Shabbat commence le vendredi soir, par exemple. Toutes les fêtes commencent la nuit pour aller vers la lumière. C’était assez étrange. Au fond, j’ai fait quelque chose de complètement archaïque.
Êtes-vous un oiseau de nuit ?
Oui, je suis un oiseau de nuit ! J’aime profondément la nuit. J’aime bien le matin aussi. En fait, j’aime tout. Si je pouvais ne pas dormir, je serais ravie. C’est-à-dire que j’ai beaucoup dormi dans ma vie. J’ai beaucoup rêvé, 18 heures par jour pendant toute mon adolescence et même après, et j’ai beaucoup dormi. Du coup, oui, j’aime les rêves. J’adore rêver ! Les films que j’ai faits peuvent être comme des rêves éveillés. LA BELLE DE GAZA, j’ai eu l’impression de le faire comme un rêve éveillé.
Ce triptyque composé de vos films WOULD YOU HAVE SEX WITH AN ARAB ? (2011), M (2018), et LA BELLE DE GAZA (2024) était-il pensé comme une trilogie dès le départ ?
Pas du tout ! Ces films sont comme des poupées russes. Chaque film contient le suivant sans que je le sache. Et tout d’un coup, ça s’impose. Le premier, je l’ai fait parce que j’écrivais un scénario, et en l’écrivant, je me suis rendu compte qu’il y avait une dissymétrie du désir entre Palestiniens-Israéliens et Israéliens. Cette dissymétrie m’a intéressée. C’était enfin un endroit où je pouvais me situer, et c’est pour ça que j’en suis venue à la question du titre « Would you have sex with an arab ? »et la question inverse que je posais aux Palestiniens, à ceux qu’on appelait à l’époque les Sabras palestiniens, à savoir : « Would you have sex with an Isreaeli Jew ? ». D’une certaine manière, ça a été l’apparition des Arabes Israéliens. Quand avant, je disais qu’un Israélien sur cinq était Arabe, Palestinien, en fait, on croyait que j’étais mythomane, alors que c’était juste vrai (rires).
Avez-vous fréquenté des personnes transexuelles pour les besoins de votre cinéma ou en aviez-vous déjà dans votre entourage ?
En fait, je filme des femmes trans depuis longtemps sans m’en apercevoir. Dans mes films, il y a presque toujours un personnage trans. Quand je dis que chaque film contient le suivant, c’est vrai. Dans M (2018), Menachem Lang, que je filmais en tant que personnage principal, était attiré par les femmes trans. Quand j’ai organisé cette scène avec les femmes trans, j’ai demandé à une amie – une fille que j’avais connue sur WOULD YOU HAVE SEX WITH AN ARAB ? parce que je l’avais filmée – si elle pouvait me présenter à quelqu’un à Tel Aviv, elle a appelé Talleen et son agent qui ont vu WOULD YOU HAVE SEX WITH AN ARAB ? et ils ont dit « oui ». Ils sont venus et j’ai demandé à Talleen de questionner Menachem sur sa sexualité. La production me disait « Mais qu’est ce que ça a à voir avec le film ? ». Moi, je trouvais que sans ça, le film devenait sinistre. C’est à dire que tout d’un coup, elle donnait une espèce de rêve au film et elle permettait de comprendre que c’est possible de se réinventer à partir d’une blessure. Une nuit, je filme Menachem, on est dans la rue à Tel Aviv et par la vitre de la voiture, je vois une fille magnifique, une fille trans. Menachem sort en courant et moi, je le filme. La fille s’enfuit. Menachem revient et me dit : « Mes parents ne m’aiment pas, mes enfants ne m’aiment pas et les femmes trans ne m’aiment pas non plus ! ». Je voulais juste avoir les jambes d’une fille trans qui s’enfuyait. On m’avait dit d’aller dans cette rue que je trouvais incroyable. Et là, il y avait trois jeunes trans palestiniennes. Je leur demande et on commence à rigoler. Elles partent en courant et je les filme. L’homme avec qui je vis, qui est libanais et qui parle arabe, prend le son parce que moi, je fais des films depuis mon intimité, puisque je filme l’intimité des gens. Une fois à Paris, il me dit : « Tu sais que l’une des filles qu’on a filmé dans la rue est venue à pied de Gaza ? ». Et là, j’ai dit : « Il faut que je la retrouve ! ».

Dans vos films, vous parlez d’amour et de désir sans jamais être intrusive. En quoi la sexualité des gens que vous filmez est-elle importante ?
Je crois que la sexualité, c’est quelque chose de politique. Pendant des années, j’étais très isolée, très enfermée, très peu en contact avec le monde. C’est comme si les premières étapes de la vie me manquaient. Du coup, je pose des questions qu’un bébé poserait s’il avait la parole, des questions sur des faits, sur des choses que les gens ne questionnent tellement plus parce qu’elles font partie du b.a.-ba des choses, mais moi, le b.a.-ba, je veux qu’on me l’explique. Je veux qu’on me dise où est le plaisir, y compris des salauds, y compris des fachos. Je crois qu’il manque une histoire du plaisir. Un jour, j’ai rencontré un homme qui était un sadique. Il l’a été une fois avec moi parce que j’étais juive, et une deuxième fois parce que j’étais femme. Là, j’ai compris un truc. C’est comme s’ils prenaient des panoplies ou qu’ils s’habillaient autrement, comme des mômes. Et c’est leur plaisir de faire peur. Là, je me suis dit que je ne leur donnerai plus ma peur. Je me suis dit qu’il me manque une histoire du plaisir. Je dirais la même chose par rapport au racisme : dire aux gens « C’est pas bien ! », c’est une chose, mais dire aux gens « Vous passez à côté de votre vie et de votre plaisir ! », en est une autre.
Tout le monde ne s’autorise pas le désir…
Oui. J’ai compris ça parce qu’il y a une femme turque en Allemagne qui m’a dit : « On a des voisins allemands, ils ne supportent pas le bruit qu’on fait, parce que nos enfants et petits enfants viennent nous rendre visite. Nous, on les voit, leurs enfants viennent les voir une fois par an, ils nous font de la peine. On a envie de les inviter…». Et je me suis dit : « C’est ça ! ». Il faut dire aux gens « Ça vous manque, vous ne vous en rendez pas compte, mais ça vous manque ! ».
Les femmes trans que vous filmez vous semblent-elles heureuses ?
Elles sont heureuses d’être devenues femmes, ça, c’est clair. Le chemin était si difficile pour elles, physiquement déjà, mais aussi dans le regard des autres, dans la cruauté. Je crois qu’elles attisent une haine à la hauteur de l’attraction qu’elles suscitent. Je pense qu’elles sont heureuses d’être ce qu’elles sont, mais que la vie qu’on leur fait est compliquée.
Avez-vous le sentiment de jouer un rôle thérapeutique dans la vie de ces personnes pendant que vous les interrogez pour votre travail ?
Non, mais le fait pour elles d’être regardées avec respect et amour, je pense que ça leur fait du bien. Moi, je suis un peu amoureuse quand je les filme. Je danse avec la caméra que je tiens, et je danse avec ces femmes.
Votre film évoque aussi la rupture des personnes transgenres avec leur entourage familial. Cette interruption est-elle systématique ?
Je dirais « oui ». Au Moyen-Orient, les rapports sont difficiles. Pour Talleen, c’était différent. Sa famille est revenue parce qu’elle est devenue un grand succès en ayant été Miss Trans en 2016. S’il faut devenir Miss Trans pour que la famille revienne, c’est beaucoup ! Mais, c’est le départ de quelque chose et c’est pour ça qu’elle est une icône en Israël et dans le monde arabe en général.
Votre film montre que le fait d’entamer une transition de genre ne signifie pas forcément tourner le dos à sa religion…
Oui, c’était une énorme surprise pour moi. J’étais hyper étonnée par la foi de ces personnes. Ce que j’ai aimé, c’est le mélange entre archaïsme et présent. Je trouve que c’est vraiment ça, la modernité !