[INTERVIEW] CAMILA BELTRÁN

Camila Beltrán par François Berthier©

Camila Beltrán apparait comme une figure montante du cinéma sud-américain. Cette réalisatrice colombienne, née à Bogotá en 1984, signe avec MI BESTIA un premier long-métrage singulier, mêlant récit initiatique, tension fantastique et réflexion sociale. Sélectionné à l’ACID lors du Festival de Cannes 2024, MI BESTIA est bien plus qu’un simple film : c’est une plongée dans les méandres de l’adolescence et de l’imaginaire collectif colombien, portée par une vision artistique aussi personnelle qu’universelle.

Avant de se lancer dans la réalisation de MI BESTIA, Camila Beltrán a tracé un chemin atypique. Formée aux arts plastiques à l’Université de Bogotá, elle s’est d’abord fait remarquer avec des courts-métrages expérimentaux tels que LA FIESTA (2006), LE SOLEIL BRILLE (2007) et LA MALA HIJA (2010), présentés dans des festivals alternatifs sud-américains. Poussée par une quête d’exploration, elle traverse l’Atlantique pour intégrer l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy, où elle affine son style, oscillant entre poésie visuelle et narration brute. Ses courts-métrages de fiction, comme PEDRO MALHEUR (2013), primé à Clermont-Ferrand, et JOHN MARR (2016), témoignent de cette évolution, ancrant son cinéma dans une esthétique à la fois intimiste et audacieuse.

Inspirée par le « Groupe de Cali », mouvement artistique colombien qui a défié les conventions dans les années 70, Camila Beltrán porte en elle une fibre contestataire. Elle puise dans les réalités de son pays – la religiosité omniprésente, les légendes urbaines, les tensions sociales – pour nourrir ses récits. Avec MI BESTIA, elle franchit une nouvelle étape, passant du format court à une œuvre ambitieuse qui conjugue ses racines culturelles à une aspiration cinématographique internationale.

Tourné à Bogotá en 2022, MI BESTIA nous transporte en 1996, dans une ville en proie à une rumeur inquiétante : une éclipse lunaire imminente annoncerait l’arrivée du diable. Au cœur de ce climat de superstition et de peur se tient Mila, une adolescente de 13 ans (interprétée par Stella Martínez), dont le corps et l’esprit se transforment sous le poids des regards et des attentes. Entre chronique adolescente et parabole fantastique, le film explore l’éveil de Mila à sa propre puissance, dans un monde où la religion, le patriarcat et la violence masculine imposent leurs lois.

À l’écoute de l’invisible avec ce premier long métrage, Camila Beltrán ne se contente pas de raconter une histoire : elle interroge notre rapport au sauvage, à l’animalité et à ce qui échappe au contrôle humain. Fascinée par la dualité entre nature et culture, elle fait des animaux – chiens grondants, chouettes énigmatiques – des figures clés de son récit, symboles d’une liberté que son héroïne revendique. Dans un pays marqué par le catholicisme et les clivages sociaux, elle ose un cinéma féministe et sensoriel, où l’adolescence devient une métaphore de la résistance.

Nous avons eu le plaisir de rencontrer la jeune réalisatrice qui a accepté de répondre à nos questions en français avec un accent des plus charmants. Comment a-t-elle construit ce récit ancré dans ses souvenirs d’enfance ? Quelles influences l’ont guidée dans cette exploration de la « bête intérieure » ? Une chose est sûre : avec ce premier long-métrage, Camila Beltrán s’affirme comme une voix essentielle, prête à bousculer les codes et à faire résonner les murmures de Bogotá bien au-delà de ses frontières.



Qu’est-ce qui a fait naître en vous l’envie de faire du cinéma ?
Je n’ai pas fait d’école de cinéma, et je n’ai pas non plus une culture cinématographique pointue. J’ai grandi avec la télévision et mes parents ne sont pas particulièrement artistes. La première fois que j’ai pu découvrir des films à Bogotá, c’était très impressionnant pour moi, mais je n’ai jamais eu l’ambition de faire du cinéma. J’ai fait des études d’art, mais je pense que cette question de la télévision est restée en moi. Mon père est journaliste, d’ailleurs c’est lui joue le journaliste qui apparaît dans mon film. Pour l’anecdote, il s’est laissé pousser la moustache comme quand j’étais petite pour le rôle (rires). Plus jeune, il m’emmenait avec lui quand il faisait les montages des reportages sur des créneaux de nuit. À l’époque, c’était un montage non linéaire, donc il fallait transporter une mallette de cassettes VHS qui était énorme. Je pense que c’est de là que ça vient. Donc, j’ai commencé à faire des vidéos avec des images trouvées, des archives entreposées de façon très libre, des collages où je mettais des têtes sur des supports. Petit à petit, j’ai commencé à me concentrer sur des petits récits, très légers, où il y avait toujours de la musique. Puis, quand je suis rentrée à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy, j’ai intégré l’atelier cinéma de Patrice Rollet et c’est un professeur qui m’a beaucoup marquée. Il est l’un des fondateurs de la revue Trafic avec Serge Daney, et j’ai eu la chance de pouvoir être son élève. Pour moi, c’était parti pour le cinéma !


Aviez-vous plusieurs sujets en tête pour votre premier long métrage avant de choisir celui-ci ?
Au début, on ne sait pas. On commence à tourner autour de sujets et je pense plutôt que c’est le film qui surgit de plein de choses. Après, ça fait sens, on fait des liens, mais je pense qu’il faut vraiment toujours être surpris. En tant que réalisatrice, il ne faut pas essayer d’avoir un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Au contraire, il faut tout le temps recevoir au lieu de chercher. Je pense qu’il fallait raconter cette époque pour moi. En Colombie, le sujet de la métamorphose d’une fille n’avait pas été exploré de la sorte au cinéma donc c’était une évidence de donner de la voix à toute cette génération et à la sensibilité féminine qui n’est pas du tout représentée en Colombie.

« Mes personnages n’auraient pas pu exister aujourd’hui »

Pourquoi avez-choisi de situer le récit de votre long métrage en 1996 ?
C’est une époque qui me parle. La fin du siècle, avec toutes les attentes par rapport à l’état du monde, ça questionnait plein de choses, et je pense que c’est tout à fait légitime d’évoquer ces moments, aujourd’hui. La fin du siècle, c’est un peu le point de départ de tout ce qu’on vit dans le monde de nos jours, notamment l’urgence écologique. C’est un peu le moment où le monde a vraiment changé. C’était avant Internet. Depuis, tout a changé, aussi bien la sensibilité des gens que les images. J’avais envie de parler de cette époque différente, sans smartphones. Mes personnages n’auraient pas pu exister aujourd’hui.


Pourquoi avez-vous opté pour un format d’image en 4/3 ?
Le monde de Mila, le personnage principal, est construit autour de différents éléments. Il y a l’école, il y a la maison, et la télévision. Pour moi, il fallait avoir un seul univers. Je voulais que l’image du film soit ancrée dans l’époque qu’il raconte, époque où la télévision était regardée au format 4/3. Je tenais à ce qu’on ait le même rapport à la télévision que Mila. L’idée était de créer un monde oppressant et pour ça, je trouvais ce format carré intéressant, un format où pas grand chose ne rentre. Il y a aussi un grand hors-champ sonore qui fait qu’on comprend que ce monde est oppressé. Je voulais également pouvoir intégrer les archives de l’époque d’une façon organique sans qu’il y ait de différence de formats. On ne se rend pas compte, et surtout à cet âge-là, mais les images font partie de nous et rentrent dans notre intérieur dès lors qu’on s’en imprègne.


Comme le personnage de Mila, vous avez été une enfant de la télévision ?
Complètement (rires) !


Comment avez-vous eu l’idée d’utiliser des ralentis qui rajoutent un onirisme à votre récits ?
Avec Sylvain Verdet, mon chef opérateur, on a beaucoup parlé de comment faire que l’image puisse nous transporter, puisse nous amener avec elle. Ce n’est pas juste une question de point de vue. C’est une question d’expérience, de comment ressentir les choses avec le personnage de Mila. On avait déjà travaillé ensemble et utilisé des ralentis dans mon court métrage PACÍFICO OSCUROqui a été tourné à Cali, en Colombie. Ce court métrage parlait de filles qui disparaissaient, d’une sorte de culture ancestrale qui venait reprendre ses droits, donc il y avait quelque chose d’immatériel qui était porté par des corps aussi. Pour ce premier long métrage, quand on a fait des essais et qu’il m’a proposé d’utiliser une nouvelle fois les ralentis, j’ai trouvé ça effectivement passionnant. Ça déforme tout et c’est parfois difficile, mais je pense que c’est aussi un parti pris pour dire que c’est un film où le personnage principal a son propre monde dans lequel on invite les spectateurs à pénétrer. On passe par le prisme de Mila. J’ai une approche du cinéma artisanale, je considère qu’il faut continuer à réinventer le cinéma. On ne peut raconter des histoires en cochant des cases. Il faut inventer ses propres règles. L’image numérique a aussi plein de possibilités. Il y avait parfois une cadence spécifique au premier plan et une cadence différente au fond. On peut avoir quelque chose de saccadé derrière et un personnage complètement fluide dans ses mouvement. C’est des détails, mais ça apporte une dimension immersive dans un monde qui est légèrement déformé par la perception.

Camila Beltrán par François Berthier©


Techniquement, on a l’impression que votre film a été tournée en 1996. Comment avez-vous travaillé l’esthétique des images ?
Le travail sur la direction artistique était très intéressant. Parmi nos références, il y avait mes photos d’enfance. Avec l’équipe de décoration, je trouvais incohérent qu’on aille chercher sur Internet des images des années 90 pour s’inspirer, alors qu’on avait vécu cette époque. On avait pour références ces photos qui avaient un flash spécial, avec cette brillance particulière. C’est pas juste des objets, c’est vraiment une atmosphère qu’on voulait.


Y a-t-il de la dérision de votre façon de parler des croyances, des cultures ancestrales ou même de la religion dans le film ?
Ce n’est pas de la moquerie, mais en tout cas, je remets ces choses en question. Ce qui est dangereux avec ça, c’est que ça oppresse, et ça fait aussi naître de la peur qui donne lieu à de la violence. Je pense que c’est pour ça que la Colombie est un pays si violent. Les gens ont peur de l’autre, ont peur de leur propres désirs, ont peur de tout. La peur, c’est très dangereux. Je voulais souligner que dans ce monde-là, c’est l’attente qui est horrifiante, ce n’est pas le diable qui lui est là presque comme un motif et qui n’est pas du tout le sujet du film. D’autre part, je mets en lumière un peu la pensée non-occidentale qu’on a et qui m’a beaucoup nourrie avec tous ses rapports à l’animisme, à la nature, avec cette idée qu’on fait partie de la nature. Il y a un constant va-et-vient entre nous et la nature. Par exemple, en Colombie, et plus précisément à Bogota, il y avait des mythes sur la femme qui a créé le monde. Elle serait sortie d’un lac et s’est métamorphosée en serpent. Il y a toujours cette idée de métamorphose et des connexions avec le monde animal. Ce n’est pas facile à cerner, mais quand on s’y intéresse, c’est vraiment fascinant !


En arrière-plan de votre scénario, il y a la  disparition d’une jeune fille dans des circonstances qui ne sont pas vraiment expliquées. Pourquoi ce mystère ?
Parmi les choses étouffantes, il y a les croyances et les religions mais aussi les télénovelas, ces feuilletons télévisés qui oppressent un peu l’imaginaire, avec des stéréotypes qu’on met dans la tête des femmes et des hommes. Il y a aussi la peur, comme je disais, et le rapport au danger. Moi, j’ai grandi avec des histoires comme celle-ci. Je marchais dans les rues et je voyais des avis de recherche de violeurs qui rôdaient dans les quartiers, des disparitions d’enfants et autres faits divers. Évidemment, il y avait des dangers, mais c’était surtout oppressant pour les femmes. Il fallait que les femmes restent à la maison ou sortent toujours accompagnées. Du coup, le personnage disparu de Dolores Reyes, c’est vraiment cette sorte de petite enquête qui permet d’imaginer qu’elle n’a peut-être pas été victime, mais qu’elle a peut-être décidé de partir pour choisir un autre monde où elle peut être libre.


Avez-vous une prédisposition au mysticisme ?
Complètement ! Comme dans mon film, je crois beaucoup plus à ce qu’on ne voit pas qu’à ce qu’on voit. Je pense qu’il y a tout un monde qui existe et qui est invisible. J’essaye de toujours trouver des raisons et de liens. Sans cela, je ne pourrais pas avancer. Il faut comprendre le monde au-delà des apparences. Le problème avec le monde d’aujourd’hui, c’est qu’il y a une multiplicité de points de vue partout, et ça ferme notre regard.


Sans superstition, pensez-vous déjà à votre prochain long métrage ?
Oui, je suis déjà en écriture d’un projet qui se passe en Colombie aussi. C’est l’adaptation d’un roman, et cette fois-ci, c’est très contemporain. Ça parle  de l’urgence de notre époque, du milieu des activistes dans le monde et en France aussi.