[INTERVIEW] FLEMMING NORDKROG

Flemming Nordkrog par François Berthier©

Flemming Nordkrog, compositeur danois installé en France, est une figure incontournable de la musique de film contemporaine. Né le 2 mai 1972 au Danemark, il débute sa carrière en 1996 et s’impose rapidement comme un artiste polyvalent, collaborant sur plus de cent projets à travers le monde, des longs-métrages aux séries télévisées en passant par les documentaires. Avec des influences allant de Toru Takemitsu à Arvo Pärt, Nordkrog excelle dans l’art de tisser des ambiances sonores organiques et intimistes, où la respiration des instruments – flûte, clarinette basse ou cordes feutrées – donne vie aux images.

Le réalisateur Nabil Ayouch a fait appel à lui pour composer la musique de son nouveau film, EVERYBODY LOVES TOUDA, présenté au Festival de Cannes dans la section Cannes Première. Cette collaboration marque une nouvelle étape dans la déjà très riche carrière du compositeur, mêlant héritage nordique et sensibilité universelle.

Le film raconte l’histoire de Touda, une femme rêveuse et rebelle qui aspire à devenir cheikha, une chanteuse traditionnelle marocaine interprétant des poèmes de résistance, d’amour et d’émancipation. Dans un Maroc rural où les traditions pèsent lourd, son parcours oscille entre lutte intime et quête de liberté, porté par la performance magnétique de Nisrin Erradi.

Pour accompagner cette fresque, Flemming Nordkrog signe une bande originale qui transcende les frontières culturelles. Fidèle à son approche minimaliste et texturée, il mêle des sonorités acoustiques – percussions légères, cordes mélancoliques – à des échos des chants traditionnels marocains, créant une toile sonore qui amplifie l’âme du récit. Sa collaboration avec Nabil Ayouch, cinéaste connu pour son exigence musicale, s’appuie sur une compréhension mutuelle : laisser la partition dialoguer avec les silences et les regards, autant qu’avec les mots. À travers cette partition, le compositeur prouve une fois encore que la musique peut être un langage sans frontières, un écho aux combats et aux espoirs de celles et ceux qui osent défier leur destin.



Comment êtes-vous arrivé à composer la bande originale du film EVERYBODY LOVES TOUDA ?
C’est arrivé un peu étrangement. Moi, je suis Danois, je vis à Paris depuis 20 ans et ce film a été fait en co-production avec une société danoise avec laquelle Nabil Ayouch avait déjà travaillé et qui s’appelle Snowglobe Films. Cette boite avait notamment produit LE BLEU DU CAFTAN, réalisé par Maryam Touzani, la femme de Nabil, qui avait appel à mon ami Kristian Eidnes Andersen pour composer sa musique. Nabil l’avait de nouveau sollicité pour la musique de EVERYBODY LOVES TOUDA et Kristian avait commencé à lui proposer quelques petites maquettes pour démarrer qui montraient une ambiance, une direction très intime, très minimaliste. Il y avait quelque chose dedans qui était très beau, qui était très juste aussi, et que Nabil aimait. Malheureusement, Kristian a dû arrêter de travailler sur la musique du film et il a proposé aux producteurs que je le remplace. Nabil a écouté mon travail et il était visiblement content de ce qu’il avait entendu. Puis, on a fait un rendez-vous en appel vidéo, deux mois avant le mix. On a bien discuté pendant une heure. J’avais vu le film, avant. L’entrevue s’est terminée par : « Est-ce que tu peux venir à Casablanca la semaine prochaine ? ». Alors, je suis allé passer 24 heures avec lui à Casablanca, principalement dans la salle où le film était toujours en cours de montage.


Comment vous êtes-vous mis d’accord sur la nouvelle direction musicale de la bande originale ?
En discutant de toutes les émotions. On avait la même lecture sur le film. Il y avait ces petites choses de Kristian Eidnes Andersen qui existaient déjà, que moi j’aimais et que Nabil aimait aussi. Je me suis dit que c’était un cadeau à partir duquel on allait travailler comme dans un prolongement. On peut ainsi dire que la bande originale a été conceptualisée comme une collaboration, même si réellement, le travail sur la musique, sur le développement et sur le thème récurrent est de moi.


Les délais de production semblent avoir été très courts…
En effet. À partir du moment où je me suis rendu à Casablanca, tout a été fait en 6 ou 7 semaines, ce qui est relativement rapide. Sur ce film, il n’y a pas beaucoup de musique. On voulait être dans le minimalisme. Chaque fois qu’on parlait du film, Nabil me faisait savoir qu’il aimerait bien un petit leitmotiv sonore qui reviendrait souvent dans le film et qu’on reconnaîtrait. Au fur et à mesure, j’ai développé un thème essentiellement au piano que j’ai proposé et qui a fait naître le côté plus organique de la bande originale. Pour Nabil, c’était important de rester proche de la protagoniste principale qui est chanteuse dans le film et qui travaille donc beaucoup sur la respiration. Il m’a envoyé sa respiration dans le but de l’intégrer à la musique. J’ai fait doubler cette respiration par la clarinette basse qui respirait par l’instrument. On a tout enregistré de manière feutrée et douce. On a fait aussi enregistrer son souffle parallèlement pour superposer les couches et créer un équilibre selon les scènes. J’avais déjà travaillé avec cette compositrice et clarinettiste franco-américaine qui s’appelle Carol Robinson. Elle très forte dans le travail du souffle. La clarinette est un instrument que j’adore !


Lorsque vous composez pour le cinéma, avez-vous systématiquement besoin de voir le film ou êtes-vous en mesure de travailler à partir du scénario ?
La plupart du temps, je travaille à partir du scénario. Très souvent, je commence à composer avant le tournage du film et je crois que préfère ça. Ça permet de faire une projection du film dans ma tête et de développer mon imaginaire. J’ai travaillé pendant de nombreuses années avec le réalisateur Philippe Lioret qui est très fort en musique et qui veut toujours qu’on travaille très en amont. Sur notre première collaboration pour son film TOUTES NOS ENVIES (2011), j’avais commencé pendant le tournage et, au moment de retravailler quelques scènes au montage, il m’a demandé de ne pas regarder les images car il me trouvait meilleur si j’imaginais les scènes (rires). Il avait peur que je me laisse bouffer par l’image. Parfois, c’est l’inverse, la musique peut trop s’imposer. Moi, j’aime quand la musique ne prend pas trop de place. C’est très délicat.


Qu’est-ce qu’une bande originale réussie ?
Cela dépend du film, évidemment. Je pense qu’un bon film a besoin d’une bande son qui vient comme un personnage dans le film. C’est en quelque sorte ce qu’on a fait pour EVERYBODY LOVES TOUDA où la musique n’est pas un personnage, mais plutôt une partie du personnage qui l’accompagne. On peut partir du film s’il y a trop de notes. Si on laisse juste parler la musique et qu’on la pose sur le film, parfois ça marche. Quand j’ai composé le thème pour EVERYBODY LOVES TOUDA, quand j’ai trouvé sa forme en sachant qu’on allait beaucoup l’utiliser dans le film, c’était le moment où je travaillais sur une scène particulière et où j’avais besoin de changement. J’avais tourné autour de mon thème pendant une semaine. Le thème ne fonctionnait pas forcément sur la scène sur laquelle je l’avais imaginé, mais Nabil a choisi de l’utiliser sur une autre scène et il a super bien fonctionné.


Y a-t-il eu beaucoup d’allers-retours entre vous et les réalisateurs lorsque vous composez ?
Pour la plupart, oui.  Ça ne veut pas dire forcément qu’on fait énormément de versions, mais on en parle beaucoup, oui.

Flemming Nordkrog par François Berthier©


Est-ce que vous jetez beaucoup de choses ?
Non, on ne jette pas trop. C’est plutôt une question de détails. Après réflexion, on ajuste, on aménage en rajoutant ou en supprimant des choses. Le réalisateur peut demander plus d’émotion à tel ou tel moment. Pour EVERYBODY LOVES TOUDA, il y avait pas mal d’allers-retours de ce genre, mais c’était une collaboration heureuse. J’ai été très inspiré par Nabil Ayouch. Je trouve que c’est un réalisateur qui a beaucoup d’émotion et d’intelligence. C’est quelqu’un qui sait collaborer. Pour moi, les meilleurs réalisateurs sont toujours ceux qui n’ont pas peur d’utiliser les créatifs qui les entourent en fonction de leur propre identité. À l’inverse, il y a des réalisateurs qui sont plus fermés et qui veulent telle note à tel moment.


Y a-t-il des collaborations avec des réalisateurs dont vous ne gardez pas un très bon souvenir ?
Honnêtement, je sais qu’il y a des compositeurs qui ont eu beaucoup de mauvaises expériences, mais dans ma carrière que je trouve quand même assez longue avec beaucoup de films et de séries, j’ai eu très peu de rencontres qui ne marchaient pas. On a parfois plus de place, c’est à dire que le réalisateur va accepter plus de choses, plus de suggestions. Ça dépend vraiment de comment le réalisateur voit la collaboration. On est tous là pour apporter quelque chose au film, pour donner notre vision. Quand je crée une bande originale, c’est mon interprétation d’une histoire. J’interprète le film.


Avez-vous besoin d’aimer le film pour en composer la musique ?
Si le film me plait , qu’il me parle vraiment et que c’est le genre de films que j’ai vraiment envie de voir, je vais avoir une certaine connexion avec et donc composer plus facilement. EVERYBODY LOVES TOUDA, par exemple, est un genre de films que j’adore. J’aime travailler sur les films qui ont cette sensibilité humaine, qui ont vraiment une relation avec l’humain. C’est un film qui a beaucoup de cœur. J’aime aussi pouvoir travailler sur des comédies ou des séries. Ça peut être très beau aussi. Les comédies peuvent parfois moins atteindre le cœur mais parler de l’humeur, et c’est ce que j’aime en tant que compositeur de musiques de films. On a tellement de possibilités ! Il y a autant de genres musicaux différents que de genres de films. De plus, j’ai la chance de travailler sur des cultures très différentes, notamment sur des films danois et des films français, des séries, des documentaires… Je travaille sur ma propre culture danoise et j’ai la chance de contribuer aussi au cinéma français qui est d’une grande diversité, et ça m’enrichit !


Est-il nécessaire d’être cinéphile pour composer des musiques de films ?
Non, pas forcément. Entre nous, j’avoue que je vois très peu de films. Je ne le dis pas avec fierté, mais je préfère être honnête. J’adore les films, j’aime en regarder et j’aime ce qu’ils m’apportent, mais je travaille beaucoup et, le soir, je suis un peu fatigué de l’image et du son, donc quand j’ai fini mon travail, je suis en famille et on ne met même pas de musique. Pareil pour le cinéma, j’ai moins la possibilité d’y aller en ayant trois enfants. Pour les séries, le problème, c’est qu’une fois qu’on commence une série, on ne peut pas s’arrêter, ça prend beaucoup de temps que je n’ai pas forcément. Il m’arrive même de prendre le train pendant des heures sans écouter de musique.


Suivez-vous le parcours des films sur lesquels vous travaillez ?
Oui, et peu importe la trajectoire du film. Quand on commence à travailler sur un film, on ne sait pas toujours s’il sera abouti, s’il sera bon. Une fois que je m’investis en essayant d’élever le film, je ne peux que vouloir l’accompagner et suivre son évolution. Je suis toujours présent pour accompagner la sortie d’une film pour lequel j’ai composé la musique. Si je peux, je fais toujours en sorte d’être à l’avant-première, mais je ne peux pas aller à tous les festivals (rires). Je suis toujours fier de mon travail et c’est important de montrer notre investissement aux producteurs qui nous font confiance. Moi, je le fais par ma présence.