[INTERVIEW] JEAN-CHRISTOPHE MEURISSE

Jean-Christophe Meurisse - DR©

Jean-Christophe Meurisse, figure iconoclaste du théâtre et du cinéma français, est un artiste qui ne laisse personne indifférent. Né en 1975, cet ancien élève de l’École supérieure d’art dramatique de Paris est avant tout connu pour avoir fondé en 2005 la troupe Les Chiens de Navarre, un collectif théâtral réputé pour son humour corrosif et ses performances improvisées à la frontière du chaos. Passé au cinéma avec la même audace, Meurisse s’est imposé comme un trublion du 7e art avec des films comme Apnée (2016) et Oranges sanguines (2021), tous deux remarqués à Cannes pour leur ton irrévérencieux. Il revient cette année à Cannes avec LES PISTOLETS EN PLASTIQUE, une comédie noire présentée en clôture de la Quinzaine des Cinéastes qui s’inspire librement de l’affaire Dupont de Ligonnès pour mieux dynamiter les codes du genre.

Le film nous plonge dans l’obsession collective autour de Paul Bernardin, un homme accusé d’avoir assassiné sa femme et ses enfants avant de disparaître mystérieusement. Dans cette relecture loufoque et décalée d’un fait divers qui a captivé la France, Jean-Christophe Meurisse suit Léa (Delphine Baril) et Christine (Charlotte Laemmel), deux enquêtrices amatrices fascinées par le cas Bernardin, tandis que les médias annoncent son arrestation dans le nord de l’Europe.

Avec un casting éclatant – Laurent Stocker en suspect insaisissable, Jonathan Cohen, Nora Hamzawi ou encore Vincent Dedienne dans des rôles savoureusement absurdes –, le film oscille entre satire sociale et humour trash. Loin de proposer une reconstitution fidèle, le réalisateur détourne l’affaire avec une liberté jubilatoire, mêlant scènes gore, dialogues hystériques et situations burlesques. Le titre, énigmatique et poétique, reflète son goût pour l’absurde.

Jean-Christophe Meurisse poursuit son exploration des travers humains et sociétaux avec une œuvre qui fait rire aux éclats autant qu’elle met mal à l’aise, et qui s’impose comme un miroir déformant de nos obsessions collectives. Rencontre avec le génie !


Votre film est dévoilé cette année à Cannes en clôture de la Quinzaine des cinéastes. Vous étiez déjà passé par la Semaine de la critique et la Sélection officielle en Séance de Minuit. Avez-vous le sentiment que le Festival de Cannes accueille plus facilement des films de comédie ces dernières années ?
Je suis toujours étonné d’être pris à Cannes, parce qu’effectivement, je raconte des choses terribles avec le rire, donc je me dis à chaque fois que je ne vais pas avoir ma place là-bas. Cannes, c’est tout sauf l’endroit où on se tape la main sur la cuisse, donc effectivement, je suis toujours très étonné d’être pris à chaque fois, et flatté et honoré. J’ai l’impression qu’il y a un effort sur le genre horreur et le rire. Ils essayent d’ouvrir un tout petit peu, mais ça reste quand même des films d’auteur, ce qui est logique. Le rire, dans mes films, c’est complexe, parce que c’est un rire qui vient des profondeurs. C’est un rire de résistance. Ce n’est pas que de l’entertainement. Derrière, il y a toujours des visions satiriques et politiques de notre pays. Je ne définirais pas mes films comme des pures comédies, donc j’imagine que c’est pour ça qu’un festival comme Cannes peut les choisir. Il y a une pensée, une tristesse, une noirceur, une interrogation sur notre manière de vivre et notre société qui m’intéresse. Moi, je raconte des choses terribles avec le rire et d’autres le font avec lyrisme. Samuel Beckett disait que« Face au pire, il ne reste que le rire » et c’est ma manière de faire.


Est-ce votre philosophie au quotidien de prendre le pire avec le rire ?
On en parle de manière un peu sérieuse et théorique, mais les choses sont plus organiques. Quand j’étais un enfant, même si je n’ai pas du tout l’air très rigolo, et que j’en parle très sérieusement, j’étais toujours quelqu’un qui aimait beaucoup rire et ricaner. C’est une question de nature et d’éducation. Je suis quelqu’un de très drôle si on me connaît un peu plus. Je trouve que le rire, c’est quelque chose de noble. C’est une manière de braver la nature, la mort. Oui, c’est devenu une philosophie, mais au départ, je suis quelqu’un de très ricaneur. Vaut mieux en rire.


Vous pensez qu’on doute de cet aspect de votre personnalité ?
Ma tête est un peu végétative donc oui, je pense. Quand on me voit, on se dit « Il n’a pas l’air drôle, ce garçon », mais c’est juste par expérience. J’ai 50 balais et je vois bien qu’il y a un côté sérieux chez moi, alors qu’en vrai, intimement et dans mes œuvres, l’humour est primordial.


Ce contraste entre ce que vous dégagez et ce que vous êtes intimement vous amuse-t-il ?
C’est possible, oui.


Les sujets de vos films sont effectivement graves mais abordés avec humour. Comment trouvez-vous l’équilibre idéal pour jouer avec les codes de l’écriture ?
Il n’y a pas de méthode particulière. Quand j’écris le scénario, je pense déjà au décalage. Dans ma manière de représenter la réalité, il faut toujours qu’il y ait une petite exagération pour mieux montrer la réalité, comme je le fais au théâtre. C’est déjà une vue de l’esprit. Après, il y a un processus dans ma manière de faire en m’entourant d’acteurs qui aiment faire rire, qui sont plutôt drôles, issus par exemple du one-man-show, ou de gens qui font de grosses comédies comme Jonathan Cohen, etc. Je prends des gens qui n’ont pas peur de faire rire, que je laisse aussi s’emparer des dialogues et un peu improviser. Ils vont amener de la drôlerie à la situation parce qu’ils sont drôles.


L’intrigue de votre nouveau film s’inspire de l’histoire de Guy Joao, arrêté à Glasgow après avoir été pris pour Xavier Dupont de Ligonnès. Ce fait divers vous a-t-il tout de suite inspiré ?
Oui. La réalité était déjà très décalée. Ce pauvre bonhomme, Guy Joao, qui a été arrêté en octobre 2019, était un préretraité de chez Renault qui allait rejoindre sa campagne à Glasgow et qui est devenu tout d’un coup l’ennemi public n°1 alors qu’il n’a rien demandé. Les Écossais ont des indics « profiler » qui sont notés de 1 à 6 comme on note les chauffeurs Uber en France. Un profiler 6 étoiles les a appelés et a dit « J’ai Ligonnès devant moi ! ». Déjà, il y a quand même le faillible de cette police européenne qui est très comique en soi. Il y avait donc un potentiel cinématographique qui est drôle au départ, entre cette arrestation d’un faux et cet indic qui est un loser. Je me suis alors dit « Tiens, que fait le vrai Xavier Dupont actuellement ? ». Le contraste et l’injustice des destins ont été un point de départ. Puis, j’ai mis ces deux enquêteuses du web, parce que les enquêteurs du web, c’est en ce moment une activité très à la mode.


Avez-vous une attirance particulière pour les faits divers macabres ?
Oui, je suis comme beaucoup de gens. On est tous fascinés par le mal. On vit le mal par procuration, dans l’imaginaire, justement. Je crois à la mission du cinéma, à savoir que plus on montre le mal, la violence et les méchants au cinéma, moins il y en a dehors. Après, j’ai une fascination pour les monstres. Je pense qu’un personnage gentil, sympathique, je m’emmerde vite à le lire, à le voir. Effectivement, j’ai plus de fascination à voir les monstres, parce que ça nous amène à des recoins de l’humanité qui ne nous intéressent pas comme des abysses. Le philosophe Friedrich Nietzsche disait : « Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi. ». Ça interroge aussi nos monstres intimes.


Vous aimez observer le comportement humain d’un point de vue sociologique ?
Oui. Des personnages comme ceux des enquêtrices, ça nous raconte nous. Il y a énormément de fans de Xavier Dupont-Ligonnès. C’est très assumé. Je me suis posé la question pour comprendre pourquoi on est autant fasciné par ce criminel, par le macabre. Peut-être qu’on vit par procuration notre propre monstre intime. Elles, ces héroïnes qui s’extirpent de leur vie quotidienne, de leur charge mentale, qui sont un peu nous, finalement, elles s’approchent du monstre pour en devenir. Là, je suis dans une parabole symbolique au cinéma, donc je grossis le trait. Mais pourquoi autant d’exemplaires vendus du numéro consacré à cette affaire par le magazine SOCIETY ? Que voient les gens à travers ce monstre ? Ils se disent : « A-t-il réussi à s’échapper ou pas ? S’il a réussi, je trouve ça fascinant qu’il ait réussi. Moi aussi, j’en ai marre de payer mes factures, d’élever mes gosses qui sont chiants. Peut-être que moi aussi, j’aurais envie de me refaire la cacahuète dans une deuxième vie sexuelle et narcissique… ». C’est une manière de vivre son monstre intime, par procuration.


Qu’est-ce qui a inspiré les personnages des deux enquêtrices du web ?
Il y avait les enquêteurs du web, et puis j’avais vu un reportage de l’émission ENVOYÉ SPÉCIAL avec deux femmes qui étaient très ordinaires, qui sortaient de leur vie quotidienne et qui avaient envie de chercher le monstre Ligonnès. Ces femmes ordinaires qui, tout d’un coup, étaient happées par la grande aventure, me rappelaient vraiment la citation de Nietzsche. Elles avaient envie d’approcher les abysses, et au bout d’un moment, les abysses finissent par les regarder. À force de s’approcher des monstres, on en devient. C’est une parabole symbolique, encore une fois.


Votre film parle finalement de nous tous, finalement…
Oui, et en même temps, c’est une bonne chose, parce que plus on vit par procuration nos monstres, moins on les fait vivre vraiment. On est content de sortir du cinéma ou d’un documentaire Netflix un peu macabre sur Guy Georges en se disant « Ma vie est bien, je serais incapable de faire ça, tout va bien ! ». C’est quand même une manière de se dire en se donnant un coup d’électrochoc que tout va bien. Mais on remarquera que comme on vit dans une société qui est assez violente socialement, il y a quand même beaucoup de violence autour de nous, donc on a besoin de vivre encore plus par le biais de l’imaginaire quelque chose de monstrueux pour se dire « Bon bah, je vis ! ».


Le découpage de votre film en saynètes était-il présent à l’écriture ou s’est-il fait au moment du montage ?
C’était déjà découpé, c’était très écrit. Après, je ne pense pas en termes de saynètes ou de théâtre obligatoirement, je pense en termes de narration et de personnages. Pour moi, il y a une narration qui coule et qui avance. Chaque séquence est peut-être une entité forte, donc c’est plutôt ça. Dans ma manière d’écrire, je préfère écrire trois séquences fortes qu’une dizaine qui ne servent à rien pour arriver à quelque chose dans la narration. Les séquences étaient écrites avec un enchaînement et j’aime bien laisser les acteurs improviser. C’est mon processus à moi de les laisser un peu improviser pour que ça donne cette qualité de jeu ultra-naturaliste. Ils s’emparent un peu des dialogues qui sont écrits et je leur dis de prendre leurs propres mots. Moi, j’aime bien aussi ne pas voir ce que j’ai écrit parce que je crois que je m’emmerderais, donc j’aime bien être surpris derrière le combo. C’est important parce que ça veut dire que le spectateur va l’être aussi. C’est l’endroit du tournage où il faut essayer de faire un maximum de choses. Je laisse de la liberté et de l’improvisation pour être cueilli. Après, au montage, je choisis car c’est un autre endroit de travail, mais le tournage doit être comme une fête. Il faut que ça se passe bien, donc on laisse faire. Le montage, c’est un peu la gueule de bois. Jean-Luc Godard le disait autrement. Il disait : « Le tournage est l’endroit de l’inconscience et le montage est l’endroit de la conscience. ». Il y a l’écriture au scénario, l’écriture pendant le tournage où on propose plein de choses différentes du texte et on improvise, puis, il y a le montage qui est le grand stade final de l’écriture d’un film. J’écris tout le temps durant le film, finalement. L’écriture permanente me permet d’être toujours en éveil et en émotion.


Pour tourner vos séquences, êtes-vous adepte d’un grand nombre de prises ?
Il n’y a pas énormément de prises, on est sur une dizaine en règle générale. Il y a plusieurs caméras. Il n’y a pas de champ-contrechamp, moi je le fais directement. Il y a tout de suite deux caméras, donc chaque prise peut être différente. Après, j’ai une fée qui s’appelle Flora Volpelière, ma monteuse, et qui est capable de me faire des raccords entre quatre prises qui sont complètement différentes les unes des autres. Moi, je ris pendant les prises. J’essaye de capter le vivant sur des longs moments de plan-séquence et je laisse les acteurs. C’est une autre forme de technique, mais c’est ma manière de faire.


Choisissez-vous les prises que vous gardez en fonction de l’aspect technique ou de la performance des acteurs ?
C’est une bonne question ! Je fais souvent primer la vérité d’un acteur. C’est plus important que la narration. En règle générale, je vais plutôt aller vers l’acteur et quelque chose d’extrêmement vivant plutôt que garder une séquence pour faire avancer la narration. Je fais un cinéma et un théâtre d’acteurs, donc je suis toujours très gourmand. Mais en règle générale, un acteur chez moi ne peut jamais être mauvais. Je lui dis souvent : « N’hésite pas à faire du mauvais, fais tout ce que tu as envie de faire ! ». Le but, c’est qu’il soit vivant le plus possible.


Vous montrez la violence dans vos films de façon assez réaliste. Êtes-vous un consommateur de films gores ?
C’est ma tasse de thé de voir les choses violentes. L’esthétique de la violence est quelque chose d’important. Toujours pour la même chose : plus on en voit, moins il y en aura dehors. C’est quelque chose qui m’intéresse de montrer. Encore une fois, c’est montrer un coin de l’humanité qui est obscur et qu’on a besoin de voir, de chercher. Toutes les esthétiques de violences différentes, que ce soit le crime, le crime sexuel, la vengeance, le trash emprunté au film d’horreur, c’est quelque chose qui m’intéresse dans un certain réalisme. Quand je montre des choses drôles, elles sont dans un ultra-naturalisme et la violence aussi, j’essaie de la montrer dans un ultra-naturalisme. Il n’y a pas non plus un débordement d’hémoglobine comme une série B gore. Ce qui m’intéresse, c’est le vrai, c’est le spectaculaire du réalisme. La violence, ça m’intéresse de la montrer quand la narration le demande. J’aimais beaucoup les films fantastiques quand j’étais plus jeune, mais je ne me pose pas obligatoirement la question du genre. Je me dis qu’un film peut emprunter plusieurs genres. Pour moi, c’est une expérience émotive. Je ne tiens pas à rester dans le carcan industriel du cinéma avec une étiquette. Ce n’est pas la vie. On ne se réveille pas en se disant qu’on va passer une bonne journée de comédie. Nos vies sont faites de pleurs, de rires, de peurs. Le cinéma doit être un échantillon de ça.


Qu’est-ce qui est politique dans votre film ?
Énormément de choses. Peut-être le jeu des apparences. Par exemple, le faux suspect est quelqu’un de totalement détestable, un vrai connard qui s’avère finalement innocent. Inversement, le vrai assassin joué par Laurence Stocker, est le type le plus lumineux, solaire, gendre idéal, amant idéal, et finalement, c’est l’assassin. Chez moi, il y a une obsession des apparences. C’est une thématique très politique. Aujourd’hui, on se fait tous un peu avoir par les apparences, alors qu’au fond, il faut être extrêmement vigilant. Après, il y a le côté tribunal médiatique des gens de manière permanente avec des réseaux sociaux décomplexés où chacun peut donner son avis. Avant, il fallait tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de donner son avis.


Quel est votre théorie sur la véritable affaire qui a inspiré votre long métrage ?
Avec Amélie Philippe, ma collaboratrice au scénario du film, on a été comme les personnages des deux enquêtrices. Quand on a écrit le film, on a tout étudié. Moi, je crois que Xavier Dupont de Ligonnès a réussi son évasion et qu’il ne s’est pas suicidé. Il n’a pas fait tout ça pour se suicider après. Depuis, peut-être qu’il est mort d’une maladie qu’il n’a pas voulu sortir soigner. On ne saura jamais mais, pour moi, il a réussi son évasion. C’est ma théorie !