[INTERVIEW] MAGNUS VON HORN

Magnus Von Horn par François Berthier©

Magnus Von Horn, cinéaste suédois au parcours singulier, s’est imposé comme une voix marquante du cinéma européen contemporain. Après des débuts remarqués avec LE LENDEMAIN, présenté à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes en 2015, et Sweat, sélectionné officiellement par le même festival qui n’a pu avoir lieu en raison de la pandémie de Covid-19 en 2020, Magnus Von Horn revient avec LA JEUNE FEMME À L’AIGUILLE, un drame historique présenté cette année en compétition.

Ce nouveau film nous transporte à Copenhague en 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Inspiré d’un fait divers danois aussi fascinant que terrifiant – celui de Dagmar Overbye, une tueuse en série de nourrissons –, le film suit Karoline (Vic Carmen Sonne), une jeune ouvrière confrontée à la misère et à une grossesse inattendue. Dans un univers où la survie est un combat quotidien, elle croise la route de Dagmar (Trine Dyrholm), une femme énigmatique qui dirige une agence d’adoption clandestine. Entre ces deux figures féminines se tisse un lien complexe, mêlant désespoir, solidarité et ambiguïté morale.

Tourné en noir et blanc dans un format 4/3, le film emprunte aux codes de l’expressionnisme allemand et du cinéma muet pour créer une atmosphère oppressante et intemporelle. Magnus Von Horn signe une œuvre où les références cinématographique se mêlent à une réalité crue. Loin de céder au misérabilisme, il préfère une approche stylisée, presque onirique, qui contraste avec la violence des thèmes abordés : la précarité, la maternité non désirée et les ravages sociaux d’une époque en crise.

Avec ce troisième long-métrage, Magnus Von Horn poursuit son exploration des marges de la société, un fil rouge dans sa filmographie. Si LE LENDEMAIN scrutait le rejet d’un adolescent criminel par sa communauté et SWEATdisséquait la solitude d’une influenceuse dans un monde hyperconnecté, LA JEUNE FEMME À L’AIGUILLE s’intéresse aux femmes laissées pour compte dans un contexte historique marqué par l’injustice. Rencontre !



SWEAT, votre précédent film avait bénéficié du label ‘Cannes’ suite à l’annulation du Festival de Cannes en 2020. Savez-vous dans quel section il était sélectionné ?
Aucune idée ! Ils ont donné ce label mais n’ont pas fait de distinction entre les films. Nous n’avons jamais su si nous étions dans la sélection Un Certain Regard ou en compétition. J’espère que c’était en compétition (rires).


Vous revenez cette année à Cannes en compétition avec LA JEUNE FEMME À L’AIGUILLE, 10 ans après avoir présenté LE LENDEMAIN à la Quinzaine des Cinéastes. La pression est-elle différente quand on concourt pour la Palme d’Or ?
S’il y a de la pression, je n’en ressens pas du tout parce que je suis très heureux d’avoir été sélectionné. C’est un honneur d’être dans cette compétition, et pour moi, c’est déjà une grande victoire pour ce film de recevoir autant d’attention et de pouvoir voyager. C’est un film qui a été difficile à faire et qui a besoin de ce type d’attention pour exister. C’est aussi très satisfaisant sur le plan émotionnel. La soir de la projection de gala était fou, je n’avais jamais vécu un truc comme ça. C’est tellement agréable à mon âge de pouvoir vivre quelque chose de complètement nouveau.


Quel a été le point de départ de LA JEUNE FEMME À L’AIGUILLE ?
Au départ, ce sont les évènements réels qui ont inspiré toute la démarche. Je ne connaissais pas ce fait divers avant qu’il ne me soit rapporté par ma productrice Malene Blunkov et ma co-scénariste Line Langebek Knudsen, il y a quelques années. C’était pour moi un grand défi de trouver comment raconter l’histoire de ces crimes horribles. La raconter en faisant de la criminelle le personnage principal aurait été trop cruel, je pense. Il était donc important pour moi d’étudier la société qui entoure ces crimes pour savoir comment les gens vivaient à l’époque et d’où vient le crime, d’une certaine manière. Le crime vient d’une société qui est si dure qu’elle n’offre pas d’autre solution aux femmes en situations extrêmement difficiles. Il a fallu développer une histoire autour de ça et travailler sur ces personnages qui ont existé dans un certain monde en présentant l’héroïne, d’où elle vient et comment elle se retrouve à côtoyer une criminelle. En développant l’histoire, des éléments du conte de fées apparaissaient, comme le prince, la sorcière ou le magasin de bonbons et ça a créé un certain style visuel qui était intéressant pour moi parce que je ne voulais pas en faire un drame social réaliste.


Comment avez-vous trouvé le ton idéal pour raconter cette histoire difficile ?
Au début, j’ai toujours pensé que ça devrait être un film d’horreur pour flirter avec le genre, pour le rendre divertissant, mais aussi pour exagérer les choses et rendre la pauvreté de l’époque palpable, à la manière du roman OLIVER TWIST de Charles Dickens, pour bien ressentir la société de l’époque. C’est ce qui a inspiré le langage visuel du film.

Magnus Von Horn par François Berthier©


Vous préférez qu’on parle de votre film comme d’un film d’horreur ou d’un sombre conte de fées ?
C’est un drame, mais je pense que c’est un conte de fées pour adultes. Je crois que ça sonne plus attractif. Dans un conte de fées normal, la différence entre le Bien et le Mal est plus concrète, dans le sens où c’est noir ou blanc. Dans ce film, on introduit des nuances de gris, on mélange le bon et le mauvais qui portent tous les deux le même visage.


Personne n’est tout blanc dans votre récit…
En effet, et c’était déjà ce qui m’intéressait dans mon film LE LENDEMAIN (2015). Ça m’a toujours plu de compliquer les choses dans une histoire où tout a l’air mauvais, d’insuffler  les nuances dans les choses qui nous répugne parce qu’on n’a peut-être pas la force de chercher l’histoire humaine derrière ce qu’on repousse. En tant que conteur d’histoires, je suis attiré par ce genre de choses, par la recherche d’une histoire humaine. J’aime ça ! Le personnage de Dagmar ne kidnappait pas des bébés dans leur chambre pour les tuer. Des femmes lui apportaient leurs bébés et la payaient pour qu’elle s’en occupe. Cela signifie qu’il y a toute une société qui était liée à ses agissements. Il en est de même pour le personnage principal, Karolina, qui va la voir pour lui confier son enfant.


Diriez-vous que le personnage de Dagmar n’est pas l’unique coupable de ses crimes ?
Absolument ! La plus coupable, c’est la société qui n’offre pas d’autres options ou qui met les gens dans ces positions opprimées où il doivent trouver des alternatives qui sont cruelles ou qui existent dans l’ombre d’activités illégales. Cette société n’offre pas aide.


L’action de votre film se déroule en 1918 et fait pourtant écho à nos jours…
Oui, j’habite actuellement en Pologne et je trouve que ça ressemble beaucoup à la société polonaise où les lois sur l’avortement ont été modifiées depuis 2020 pour devenir pires et plus strictes. On a enlevé beaucoup plus de liberté de choix aux femmes pour les soumettre aux lois sur l’avortement les plus dures du monde. Une telle société pousse les gens à trouver des alternatives secrètes. Il y a une forte connexion entre cette société et ce que fait le personnage de Dagmar dans mon film. Si un gouvernement ou un pouvoir se met à retirer le droit au choix, ça va provoquer une réaction quelque part. Le grand mal, c’est la suppression des choix et des possibilités.


Pourquoi les hommes de votre film sont-ils toujours en retrait ?
Car ce n’est pas l’histoire des hommes. La structure sociale de ce film autorise les homme à être assez faibles sans avoir à lutter. D’une certaine manière, ils deviennent moins intéressants parce qu’ils occupent une position qui leur permet d’agir différemment. La vraie lutte vient des femmes qui doivent survivre dans cette société. C’est à elles de mener le vrai combat. Bien sûr, cela ne s’applique pas au personnage du mari qui part à la guerre et en revient après avoir vécu une sorte de cauchemar. En même temps, il y a une autre histoire qui se passe à la maison, celle de sa femme, Karolina, qui traverse une autre forme de guerre, une guerre intérieure.


Comment définiriez-vous la relation entre les deux personnages féminins que sont Karolina et Dagmar ?
Je pense qu’elles ont besoin l’une de l’autre. Quand Karolina rencontre Dagmar, elle est au plus bas, elle n’a rien. Dagmar voit en elle un potentiel pour en faire une sorte de jumelle. Elles sont toutes les deux très seules. Dagmar est seule dans son horreur. Elle voit en Karolina une amie, une apprentie. Je crois qu’elle se voit en elle. Karolina est à la recherche d’une forme d’amour, de proximité, de quelqu’un qui puisse prendre soin d’elle. C’est tout ce qu’elle n’a jamais pu obtenir dans la vie. Leur besoin d’amour et de proximité est plus profond que le sexe. D’ailleurs, Dagmar chasse de chez elle l’homme avec lequel elle a des rapports sexuels car elle n’a pas besoin de sexe. Elle préfère ce qu’elle partage avec Karolina. Elles partagent quelque chose de plus profond.

Magnus Von Horn par François Berthier©


Pourquoi avez-vous opté pour une image en noir et blanc ?
Je voulais faire un film qui nous emmène vraiment en voyage dans le temps, qui nous donne vraiment l’impression de revenir 100 ans en arrière pour essayer de capturer le monde tel qu’il était à l’époque. On a une conscience collective faite d’images qui nous rappellent cette époque et elles proviennent toutes de films en noir et blanc ou de photographies en noir et blanc. C’est un monde que nous connaissons aujourd’hui en noir et blanc. Ce serait différent s’il avait été question de la Renaissance que nous connaissons en couleur d’après des peintures. Là, il s’agissait donc d’utiliser des références et un certain type de cinématographie en les peaufinant pour obtenir un effet conscient sur le spectateur, ou parfois inconscient, qui nous rappelle cette époque. Ça n’implique pas nécessairement d’être toujours juste sur le plan historique, mais plutôt de se sentir émotionnellement dans ce monde. On a par exemple utilisé l’expressionnisme allemand, notamment sur les bâtiments, pour créer ce sentiment lié à l’horreur. Le film OLIVER TWIST de David Lean (1948) a été une grande source d’inspiration pour moi. Il y a eu aussi les frères Lumière avec LA SORTIE DE L’USINE LUMIÈRE À LYON. On a d’ailleurs recréé ce plan d’une femme qui sort de l’usine pour ce film. C’était aussi plus facile de travailler en noir et blanc et d’utiliser différents lieux de tournage sans avoir à se se soucier de la couleur. Le noir et blanc permettait aussi des décors moins coûteux pour avoir une image crédible pour l’époque. Je pense que je n’aurais pas aimé raconter cette histoire en couleur. Je crois aussi que le noir et blanc nous donne une distance intéressante par rapport à l’histoire et nous fait nous sentir plus en sécurité.


En voyant votre film, on pense aussi à LA MONSTRUEUSE PARADE (FREAKS) de Tod Browning (1932) ou encore à ELEPHANT MAN de David Lynch (1980). Aviez-vous ces références en tête pendant la préparation ?
Oui, j’avais ces films en tête mais je ne voulais pas que les références prennent le dessus sur mon film ou éclipsent l’histoire. L’histoire est suffisamment forte pour se suffire à elle-même, mais j’ai aimé y ajouter ces références. C’est inspirant et c’est amusant à faire.


La musique joue un grand rôle dans le film et appuie son aspect horrifique. Comment avez-vous utilisé la bande son ?
C’était interessant pour moi d’utiliser la musique de manière subtile. Elle est parfois subtile, mais quand on est dans l’horreur, elle ne l’est vraiment plus. Je voulais  pousser les curseurs et incarner l’horreur en musique. J’ai collaboré pour l’occasion avec la compositrice Puce Mary, qui est une musicienne issue de la scène bruitiste et de la musique électronique expérimentale et qui est assez célèbre dans sa région. Elle compose aussi pour des films mais elle fait surtout sa propre musique. J’ai aimé mettre sa musique dans un film de costumes. Ça peut paraître complètement inadapté, mais intérieurement, au niveau émotionnel, c’est très adapté.