Interview : Leyla Bouzid
« À peine j’ouvre les yeux », son premier long métrage avait cumulé les récompenses dans de nombreux festivals. Leyla Bouzid revient aujourd’hui avec « Une histoire d’amour et de désir », un second film sur l’amour au gré d’un choc culturel sur fond de poésie et de littérature.
Le film a été présenté en clôture de la 60e Semaine de la Critique dans le cadre du Festival de Cannes 2021 avant de concourir au Festival du Film Francophone d’Angoulême 2021 où il a remporté le Valois de diamant, la plus haute distinction du concours.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de parler du désir chez un jeune homme maghrébin ?
C’est un récit qui manque, c’est quelque chose qu’on ne raconte pas, comme si un jeune maghrébin n’avait pas d’émois amoureux, d’intimité et d’élan. C’était donc pour pallier à ce manque. De par ma trajectoire, j’étais très amie avec des garçons qui étaient mes confidents et j’ai souvent eu des potes d’origine maghrébine qui sont vus par les gens comme des garçons à la virilité obligatoirement ostentatoire alors qu’ils sont timides avec un cœur en sucre. Ils avaient beaucoup de mal et n’avaient aucun récit, aucun modèle, aucune possibilité de se réfugier dans autre chose que ce qu’on leur impose d’être et qui ne correspond pas du tout à leur nature. J’avais envie de raconter cela depuis très longtemps.
Comment éviter la vulgarité en parlant du désir chez les jeunes ?
La vulgarité, c’est le risque mais si le regard qu’on porte est très sincère, qu’il s’intéresse au bon endroit, on ne tombe pas dedans. Le film se voulait sensuel dans cet héritage de poésie. Il fallait qu’il rentre dans ce corpus. L’érotisme, c’est souvent très beau, c’est du désir retenu, des envies, c’est complètement opposé à la pornographie ou à des choses crues. L’idée, c’était de toujours invoquer quelques chose de poétique et de travailler sur le côté organique des choses.
Votre film rend hommage à la culture arabe de par la littérature, la poésie, l’illustration et la musique. Êtes-vous passionnée par les arts du Moyen-Orient ?
J’ai fait des études de lettres. J’adore la littérature et la musique et c’est vrai que la culture arabe est très riche. Il y a la calligraphie, la langue, des sonorités incroyablement chantantes et un grand vocabulaire. J’avais envie que le personnage d’Ahmed, qui est un français d’origine algérienne ayant grandi en banlieue mais qui méconnaît ses origines, puisse rencontrer tout cela. Ce n’est malheureusement pas évident pour que ces jeunes de rencontrer cette culture. C’est une culture qui est très riche et qui est beaucoup centrée sur l’amour et le sentiment amoureux. L’amour est au cœur de tout un pan de la culture arabe à tous les siècles. Quand on pense à des divas comme Om Kaltoum, on s’aperçoit qu’elle ne chantait que l’amour dans des chansons très populaires. Je voulais défendre ces choses que l’on oublie. Tout le monde sait qu’il y a « Les Mille et Une Nuits », que l’Orient a été beaucoup associé à la sensualité mais c’est comme s’il s’agissait d’un monde parallèle qui n’avait pas existé. Pendant toute une période, cela ne s’opposait pas du tout à la culture musulmane, bien au contraire. Le manuel d’érotologie arabe qui est dans le film et qui s’appelle « Le jardin parfumé » fait tout le temps référence à Dieu et Le remercie pour le corps incroyable de la femme. Il était d’ailleurs distribué par des imams au XVe siècle pour l’apprentissage.
En évoquant la littérature érotique arabe, aviez-vous envie de mettre en avant une ouverture d’esprit au Moyen-Orient qu’on pourrait avoir tendance à ignorer ?
La volonté, c’était de rebattre un peu les cartes, pas par opposition pour quelque chose, mais pour défendre une chose importante qui semble oubliée. Plus on avance et plus cela devient aberrant d’avoir des associations univoques entre une culture et des mauvaises choses qui se passent dans notre monde contemporain.
Dans votre film, les élèvent assistent à un cours de littérature érotique à la Sorbonne. Ce cours existe-t-il ?
Non, ce cours n’existe pas. C’est un cours que je n’ai pas eu mais que j’aurais adoré avoir quand j’étais à la Sorbonne. On y trouve des cours de littérature comparée avec des textes italiens, espagnols ou allemands mais la littérature arabe est très peu évoquée, voire pas du tout. Elle est quasiment inexistante même dans une vision historique alors qu’on sait que les textes antiques latins et grecques ont été traduits par les arabes au Moyen Âge et qu’ils sont arrivés en Occident par la traduction des poètes arabes. J’ai donc intégré au film le cours que j’aurais rêvé d’avoir.
Vous avez choisi Sami Outalbali pour jouer Ahemed, le jeune homme réservé de votre film. Était-il déjà apparu dans le série Netflix « Sex Education » au moment de votre choix ?
Non. Je l’avais seulement vu dans la série « Fiertés » de Philippe Faucon. Je crois qu’il a eu la réponse pour mon film et pour « Sex Education » à la même période et on a dû décaler un peu notre tournage car la série se tournait initialement aux mêmes dates que mon film.
Le succès de la série a-t-il changé votre état d’esprit sur votre propre film ?
J’étais en fin de montage quand la deuxième saison de cette série où il joue est sortie. Comme je voyais déjà beaucoup Sami à l’écran durant mes journées de montage, je n’avais pas spécialement envie de prolonger cela en regardant la série le soir, mais mon monteur m’a dit de regarder en me précisent que c’était drôle et très différent de mon film. J’ai donc fini par regarder et c’est effectivement le cas. Dans la série, Sami est aux antipodes du personnage d’Ahmed tant il est bien dans son corps et à l’aise dans sa sexualité. Je trouvais que le succès de la série était une super chose pour lui. S’il n’y avait pas eu la pandémie, peut-être que mon film serait sorti en même temps. Cela reste bien pour le film parce que Sami est identifié par beaucoup de jeunes qui l’ont repéré et qui sont curieux de le voir dans autre chose.
Farah, le personnage principal féminin de votre film, est une femme libre. Où a-t-elle puisé cette émancipation ?
Dans la Tunisie d’aujourd’hui. Farah est une fille de note époque. Les jeunes tunisiennes sont impressionnantes. Aujourd’hui, dans les pays arabes, les jeunes sont très connectés, ultra modernes et contemporains. Farah est là-dedans.
Y a-t-il un peu de ce personnage en vous ?
Je ne peux pas nier que certains éléments de la vie de Farah ressemblent à mon parcours, comme le fait qu’elle arrive en France de Tunis à l’âge de dix-huit ans pour intégrer une faculté de lettres où elle ne connaît personne. Néanmoins, je n’ai pas la même personnalité. Farah est plus extravertie et plus fonceuse que moi. De même, je n’ai pas rencontré un Ahmed ni vécu d’histoire d’amour à proprement parler à la Sorbonne.
Quels films avez-vous conseillé à vos acteurs pour les préparer à votre tournage ?
« Mauvais sang » de Leos Carax était une référence. Ce n’est pas forcément une référence que l’on voit et tant mieux, mais il y a aussi un rapport au texte et des fulgurances de poésie qui m’intéressaient. C’est un film que j’ai montré à Sami Outalbali pour son rôle. Je lui ai aussi montré « Two Lovers » de James Gray avec Joaquin Phoenix qui joue un homme assez introverti. Il a également vu « Burning » de Lee Chang-Dong et des films avec James Dean qui bougeait son corps de manière très érotique.