Interview : Sean Baker
Sean Baker n’en a pas fini avec les anti-héros qui ont inspiré sa filmographie. Celui qui a su imposer un genre à part avec « Tangerine » (2015) et « The Florida Project » (2017) en filmant sa propre vision du rêve américain nous percute une nouvelle fois avec « Red Rocket ». Le film raconte l’histoire de Mikey (Simon Rex), un ancien acteur X de retour dans son Texas natal sans le sou et contraint d’habiter chez son ex-femme tout en essayant de s’en sortir. Une comédie sociale portée un Simon Rex éblouissant. D’abord présenté en compétition en juillet 2021 à Cannes, « Red Rocket » était également en compétition à Deauville en septembre 2021 où il a reçu le Prix du Jury et le Prix de la Critique. Sa sortie en salles est prévu pour le 2 février 2022. Entretien avec son réalisateur.
Votre nouveau film a été présenté à Cannes et à Deauville. Comment réagissez-vous à l’accueil qui lui est réservé ?
L’accueil a été très sympathique mais les réactions sont différentes dans chaque auditorium. Cannes est une chose à part parce que c’était la première mondiale et j’étais nerveux mais là, j’ai commence à m’intéresser un peu plus aux réactions. Un public âgé va être plutôt contenu tandis qu’un public plus jeune va rire tout au long de la projection. Il y a aussi les gens qui connaissent mon travail précédent et qui s’attendent peut-être à quelque chose de différent.
Les personnages de vos films sont souvent en marge de la société. Êtes-vous comme eux ?
Certainement pas économiquement même si je ne suis pas un homme riche, mais j’ai la chance de survivre dans un milieu artistique, ce qui est rare. Tout le monde peut se sentir étranger à une situation mais je ne peux pas prétendre que je fais partie de ces personnes qui luttent pour survivre. Pour une raison ou une autre, j’ai personnellement évité le côté bourgeois et je me sens plus à l’aise avec la classe ouvrière qui caractérise la majorité de l’Amérique alors pourquoi ne pas explorer ce milieu plus souvent ?
Mikey Saber, le personnage principal que joue Simon Rex dans votre dernier film, reste constamment positif pour ne pas faire face à ses problèmes. Est-ce aussi votre technique pour affronter les difficultés ?
Malheureusement, je suis d’un genre névrosé qui mène vers le négatif et c’est pour cela que je suis fasciné par le personnage de Mickey. J’aimerais avoir son attitude. On se demande pourquoi il a cet optimisme mais c’est en réalité son outil de survie. Il se dit que Dieu est de son côté et il y croit alors que rien ne le sauve vraiment. C’est quelqu’un qui compromet toutes ses chances dans la vie et qui ne changera jamais. C’était d’ailleurs un petit peu effrayant de s’attaquer à cela car durant les cours d’écriture scénaristique, on nous dit qu’il faut du changement, qu’il faut un arc mais Mikey ne change pas.
Diriez-vous que ce personnage est autocentré ?
Oui, bien qu’on le voit se lier à Strawberry, je ne sais pas s’il se soucie vraiment d’elle même si elle l’attire, qu’il l’aime bien et qu’ils sont amis. Par exemple, lorsqu’elle lui chante sa chanson, elle fait preuve d’un grand talent, et au lieu de la complimenter et d’essayer de l’aider da sa carrière, il préfère lui proposer de faire l’amour. Il a vraisemblablement été très blessé dans le passé même si on ne se concentre jamais vraiment sur son vécu. On peut imaginer qu’il a des problèmes avec sa mère puisqu’il ne va pas lui rendre visite en maison de repos. Il a clairement vécu un traumatisme qui explique son attitude mais je n’ai pas choisi d’explorer cette blessure parce que ce n’est pas l’histoire du film.
Mikey est une ancienne star du porno. Votre filmographie a souvent montré des travailleurs du sexe. Qu’est-ce qui vous attire dans ce milieu ?
Je suis attiré par l’économie souterraine et ces métiers constituent à mes yeux le premier secteur indépendant de l’économie souterraine puisqu’il implique le sexe. C’est intéressant de se dire qu’il s’agit du plus vieux métier du monde et qu’il continue de diviser. Tout le monde a son opinion sur le travail du sexe. Les plus extrêmes disent que c’est de l’auto-responsabilisation, une forme de pouvoir et une chose positive, tandis que diront que c’est littéralement l’expression de l’exploitation patriarcal. J’aime que les deux avis sur la question se confrontent.
Quel est votre opinion à ce sujet ?
Pour moi, le travail du sexe est une activité légitime qui doit être respectée. Avec ce film, j’essaye à un certain degré de normaliser cela et d’éliminer la stigmatisation en présentant des personnages qui sont humains avec lesquels on peut sympathiser, que l’on peut aimer, avec lesquels on peut rire et se connecter.
Mikey a remporté un prix dans le domaine du porno pour une performance qu’il doit à ses partenaires. Cela dit-il quelque chose de la place de la femme dans l’industrie du cinéma X ?
Oui, absolument et j’aime le fait que vous le soulignez. Il a beau énumérer toutes les raisons qui lui permettent d’affirmer que c’est son prix, la vérité c’est qu’il se nourrit des autres et que tout ce qui lui arrive de bien est dû aux autres (rires).
Micky a une ambition qui ignore les dommages collatéraux qu’elle peut causer. Est-ce une manière de parler de l’Amérique ?
Oui. C’est peut-être en train de changer mais je crois que c’est essentiellement ce qu’est le capitalisme : chacun pour soi et le gagnant remporte tout. Certaines personnes seront laissées sans rien et il y aura beaucoup de dommages collatéraux le long du chemin. J’aime le fait que vous ayez vu cela dans ma manière de montrer l’Amérique car c’est exactement ce que je voulais que les spectateurs captent en leur laissant la liberté d’interpréter ma description du pays.
Pourquoi avez-vous choisi de placer le récit de votre film en 2016 ?
Parce qu’il y avait une confusion de masse à cette époque. Pour beaucoup d’entre nous aux États-Unis, quelque soit l’appartenance politique, nous n’avons pas vu venir l’administration Trump. C’est comme regarder en arrière à un âge d’innocence avant que ce tournant majeur n’entre dans nos vies. C’était la première fois que je voyais l’élection présidentielle comme une télé-réalité. Il y avait du drame, de l’humour, du scandale… Je fais le lien avec cela puisque mes personnages regardent la télé-réalité.
L’action du film se déroule au Texas. Que représente pour vous cet État ?
Cela pourrait être mal interprété parce que je ne veux être ni trop négatif, ni trop positif, mais d’une certaine manière, je vois le Texas comme la véritable Amérique. Le Texas est dépeint de façon très négative par la presse américaine parce que c’est un état rouge, donc républicain. Lorsque j’étais là-bas, j’ai rencontré des gens merveilleux qui étaient très conservateurs mais avec lesquels j’étais capable de communiquer humainement. J’ai vu des vrais américains qui luttent. De ce fait, j’ai eu envie d’enlever la politique et les conflits qui divisent. Je ne voyais que de vrais américains qui luttent et qui essayent de survivre. Il y a cette industrie des raffineries au Texas qui fait mal à la Terre et qui est clairement un poison pour les résidents locaux mais c’est aussi un gagne-pain pour les habitants qui sont fiers de travailler depuis des générations dans des raffineries. Cela divise. On regarde cette industrie de haut mais il ne faut pas oublier qu’on en vit. Le monde est alimenté par cette industrie.
Le tournage de votre film a-t-il été impacté par la pandémie de Covid-19 ?
Les films indépendants sont toujours durs à faire. C’est un combat perpétuel et un désastre que la pandémie a rendu dix fois plus dur. Tous les jours et toutes les heures, il y avait un problème. C’était constant alors il a fallu adopter une nouvelle attitude et se dire « On ne peut pas faire ceci ? Et bien, faisons cela ! ». Nous voulions continuer mais nous avions le sentiment que la Covid-19 était à nos trousses. Chaque fois que l’un de nous se faisait tester dans l’équipe, nous devions arrêter le tournage. Nous faisions une course contre la montre.