[INTERVIEW] WEI SHUJUN : DE RETOUR AVEC UN FILM NOIR

Remarqué avec son court métrage ON THE BORDER qui a reçu la Mention spéciale du Jury au Festival de Cannes 2018, Wei Shujun fait partie de ces jeunes cinéastes productifs avec pas moins de trois longs métrages en quatre ans. Il est à ce jour le seul réalisateur chinois né dans les années 1990 à avoir été sélectionné trois fois de suite au Festival de Cannes. Son premier long métrage, COURIR AU GRÉ DU VENT, avait reçu le label du festival qui ne s’était malheureusement pas tenu cette année-là en raison de la pandémie de Covid-19. L’année suivante, Wei Shujun avait présenté la comédie d’humour noir RIPPLES OF LIFE à la Quinzaine des Cinéastes. Il revient cette année à Cannes dans la sélection Un certain regard avec ONLY THE RIVER FLOWS, un sombre thriller dans la Chine des années 90 où un inspecteur de police enquête sur une série de meurtres commis dans la petite ville de Banpo. Les témoignages se succèdent alors autant que les suspects, nourrissant les doutes de l’enquêteur face à la perversité de l’être humain. Tournée sur pellicule, cette adaptation d’une nouvelle de Yu Hua donne à son réalisateur l’occasion d’explorer le film noir sur une base littéraire et de démontrer qu’il maîtrise plus d’un genre cinématographique.


La pandémie de Covid-19 a tenu le cinéma chinois à l’écart des festivals. Comment avez-vous vécu cela ?
La période du Covid-19 était très difficile. J’ai essayé de m’en servir pour travailler. À cette même époque l’année dernière, j’avais l’habitude de travailler sept heures par jour avec mon co-scénariste, mais on a dû simplifier notre façon de faire. C’est vrai que cela m’a turlupiné et je me suis demandé combien de temps cela allait encore durer. C’était intéressant comme questionnement.


Le fait d’avoir reçu la Mention spéciale du jury des courts métrages du Festival de Cannes en 2018 a-t-il eu une incidence sur votre façon de préparer ce long métrage qui vous amène à revenir à Cannes ?
Non, cela n’a pas eu d’incidence. J’ai une façon de travailler où je mène deux, voire trois projets simultanément. À un moment donné, il y a l’urgence de devoir être prêt pour les festivals mais j’ai l’habitude de faire plusieurs choses en même temps. Je peux être en train d’écrire le scénario et de m’occuper de la distribution d’un autre tout en participant à un festival. C’est mon quotidien.


N’y a-t-il pas une pression supplémentaire ?
Non, il n’y a pas de pression particulière. J’adore faire du cinéma et c’est ce qui m’importe Le cinéma que je fais reflète mon expérience de la vie. Cela ne part pas nécessairement de choses ultra passionnantes, mais c’est vitale pour moi de faire du cinéma. Il y a toujours un aspect intéressant dans le fait de montrer son travail. J’ai confiance dans le fait que le public choisit son cinéma et que le cinéma trouve son public.


Pour ONLY THE RIVER FLOWS, vous avez choisi d’adapter une nouvelle. Quel lien entretient votre cinéma avec la littérature ?
Je ne suis pas un si grand lecteur. Souvent, dans mon entourage, on me conseille un roman qui pourrait m’intéresser et je finis par le lire, mais je n’a pas un rapport plus intense que cela à la littérature. On s’exprime souvent sur la dimension littéraire d’un film alors que, pour moi, le cinéma et la littérature sont deux langages différents. En littérature, on peut se permettre d’écrire sans le poids des responsabilités et on peut rester dans l’abstrait, tandis qu’au cinéma, à cause de l’écran, tout ce qu’on montre, on le montre concrètement. C’est très différent. À la limite, la dimension littéraire du cinéma va concerner tout ce qui est en dehors du scénario. Elle va être dans ce que l’image peut apporter, avec une dimension plus philosophique et dans le traitement de l’espace temps aussi.


Dans votre film, la partie invisible du scénario est justement très présente et donne à réfléchir. Comment avez-vous travaillé cet aspect du récit ?
L’écriture du scénario pour ce film a duré environ deux ans et demi. On est passé par quatre versions différentes avant de commencer le tournage. Chaque version nous emmenait dans une direction spécifique mais on répétait toujours la même erreur car il y avait la nouvelle qu’on devait déconstruire pour en faire du cinéma. J’avais un peu l’impression d’être en train de traduire un contenu dramatique d’une manière qui ne fonctionnait pas et c’est là que je me suis dit qu’il fallait revenir au domaine du sensible. C’est au moment des repérages que j’ai ressenti le besoin de revenir à des choses plus philosophiques et de traiter la joie et la souffrance différemment. Plus je m’intéressais à quelque chose de sordide et plus le sordide venait à moi. Dans tout ce processus, je me suis éloigné de la réalité pour aborder quelque chose de plus philosophique.


Pourquoi avez choisi de situer l’action de votre film au milieu des années 90 ?
La nouvelle ne se déroule pas à la même époque. J’ai choisi cette époque car de nouvelles technologies sont venues chambouler le monde administratif en Chine en 1996, ce qui a révolutionné le milieu des investigations criminelles. Il fallait que je me place avant cette réforme pour les besoins de l’intrigue car les indices de l’enquête n’auraient pas eu la même importance si l’action du film s’était déroulée après 1996, notamment à cause des empreintes digitales.


Quelle place occupe la femme dans votre film ?
Il y a trois aspects différents dans le film concernant la femme. Il y a d’abord l’épouse de l’inspecteur qui revendique son identité de mère plus que son identité de femme. Ensuite, il y a le personnage de la femme qui a une aventure extra-conjugale avec un poète, ce qui permet de montrer le côté déterminé et inflexible de la femme par rapport à l’homme dans cette relation. Enfin, le personnage qui se travestit ne fait pas partie du paysage féminin comme l’entend la question mais sa spécificité, c’est son orientation sexuelle et ce que cela implique dans une petite bourgade. Il a déjà été inquiété et il est déstabilisé par l’autorité.


Vous avez tourné votre film dans l’ordre chronologique des scènes. En quoi était-ce important de suivre ce rythme ?
Je me suis habitué à tourner de cette manière et je n’ai pas envie de lâcher cette habitude. Je sais que c’est un luxe mais il n’y a que comme cela que l’ont peut percevoir toutes les subtilités du processus des choses. C’est comme une plante que l’on fait pousser. Sa richesse s’installe au fur et à mesure de sa croissance. On plante une graine et on ne sait pas à quel moment précis elle va pousser. De là, naît la complexité et cela demande de la patience. Un film n’est pas un produit industriel.


Votre long métrage s’inscrit dans le genre film noir. Êtes-vous un adepte de ce style cinématographique ?
Non, je suis complètement étranger à ce genre. D’ailleurs, cela fait peu de temps que je sais ce qu’est un film noir. J’ai cru comprendre que même les cinéastes américains dont on qualifie le travail de film noir ne savent pas qu’il font des films de ce genre. C’est un terme que les français aiment bien utiliser (rires). Ce sont les critiques et les spécialistes qui, en regardant ce qui est fait, trouvent qu’un mot s’impose pour qualifier un type de cinéma et c’est là qu’un genre cinématographique se construit mais, d’un point de vue d’un réalisateur, ce n’est pas prémédité.