[INTERVIEW] LUKAS DHONT : PRÉSIDENT !

À seulement 33 ans, Lukas Dhont s’est imposé comme l’une des voix les plus prometteuses du cinéma européen. Ce réalisateur belge, originaire de Gand, a captivé le public et la critique avec des œuvres d’une rare sensibilité, explorant les nuances de l’adolescence et de l’identité. Son premier long-métrage, GIRL (2018), inspiré par l’histoire d’une jeune danseuse transgenre, a été récompensé par la Caméra d’Or au Festival de Cannes, marquant l’émergence d’un talent audacieux. Avec CLOSE (2022), l’artiste a poursuivi son exploration des liens humains, offrant un portrait bouleversant de l’amitié et du deuil, salué par le Grand Prix à Cannes. Son cinéma se distingue par son approche intimiste et sa capacité à capturer l’intériorité de ses personnages. Ses films, portés par une mise en scène épurée et une direction d’acteurs d’une précision remarquable, abordent des thèmes universels avec une authenticité désarmante. À travers ses récits, il interroge la quête d’identité, les pressions sociales et les émotions brutes de la jeunesse, tout en offrant des images d’une beauté saisissante.
Il n’en fallait pas plus pour que la Queer Palm, qui récompense un film pour son traitement des thématiques LGBTQIAA+ parmis tous ceux présentés durant le Festival de Cannes, fasse appel à Lukas Dhont pour présider le jury de sa quatorzième édition. À quelques heures d’entrer en délibération avec les membres de son jury, le cinéaste nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur son rôle de président, ses attentes en tant que spectateur, et sa vision du cinéma queer.
Vous êtes cette année le Président du Jury de la Queer Palm. Que représente ce prix pour vous ?
Pour moi, l’art queer a toujours été très important, parce que c’est aussi par cette forme d’art que je me suis cherché, trouvé et confronté aussi. Et la cuir palme, c’est un prix qui célèbre les films dans ce canon-là. Ce son des films qui changent les codes, ou ont ce désir, en tout cas. Changer les codes, les normes, les attentes, sur les thèmes de la sexualité ou l’expression du genre. Ça peut aussi être des films très féministes, je pense. C’est un peu un prix outsider. C’est une compétition dans la compétition.
Vous aimez les outsiders ?
Oui, les outsiders, moi, j’aime bien. J’ai failli employer « parasite », mais c’est un peu plus péjoratif. Les outsiders, c’est bien !
Comment avez-vous réagi quand on vous a demandé de présider ce jury ?
J’ai été très honoré, content. le travail qui est fait par Franck Finance-Madureira, le fondateur de ce prix, et son équipe est vraiment passionnant. C’est la quatorzième édition et ils font ça avec beaucoup de dévotion. C’est un prix qu’on a eu la chance de gagner en 2018 avec notre premier film, GIRL. C’est un prix qui peut être aussi un peu complexe. On est aussi dans un monde où c’est nécessaire et politique de le faire. Après, je sais aussi de mes expériences que le label « queer » peut aussi desservir un film, des fois. C’est parfois difficile de communiquer sur un projet qui est queer, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il sera moins ouvert au grand public. Ce sont des films qui sont très accessibles et qu’on doit pouvoir voir. Dans le cinéma qu’on a pu faire avec GIRL ou CLOSE, on a toujours essayé de chercher l’expérience humaine qui est aussi une expérience queer, mais qui est, en plus de ça, une expérience qui raisonne avec nous tous. Dans GIRL, c’est l’expérience avec notre propre corps, la relation avec le corps. Dans CLOSE, c’est l’amitié très forte qui peut nous blesser, d’une certaine manière. Ce sont des expériences universelles.
Vous parlez de vos propres films comme s’ils appartenaient à un groupe de personnes…
Oui, parce qu’un film est un travail collectif qu’on fait en équipe, avec une groupe, avec tellement de gens qui mettent leur patience et leur passion dedans. Je me sens toujours un peu déstabilisé si je dois dire que j’ai fait un film. Pour moi, cet aspect collectif est très important.
Quel genre de président de jury êtes-vous ?
Ça, c’est une bonne question à demander aux autres membres du jury (rires). Les avis des autres est une des raisons pour laquelle j’ai accepté cette tâche. J’aime créer des films, et pour moi, la création est l’endroit où je me sens confortable et heureux. Mais ce que je sais, c’est que c’est tellement inspirant d’entendre les gens parler d’un film. Donc, les avis des autres, la manière dont ils regardent un film, ce qu’ils trouvent important, ce qu’ils voient de la mise en scène, ce qu’ils pensent des propos. Ça crée vraiment des débats, des discussions sur la représentation queer, pourquoi on le fait, comment on le fait, et comment représenter quelqu’un avec respect. C’est ça, pour moi, le grand bonheur d’être là, c’est de les écouter et de débattre, finalement. Bien sûr que c’est mon job en tant que président de guider un peu les conversations, et j’ai entendu leurs réflexions pendant la semaine, j’ai entendu leurs doutes, et là, je pense que ce soir, on doit aller plus loin, et on doit vraiment choisir lequel des dix-sept films peut marcher pour nous tous, lequel coche toutes les cases.
Quelle est la journée type d’un président de jury d’une compétition de films ?
Notre première projection est à 8h30. J’aime beaucoup regarder les films le matin parce que je suis encore tout frais, d’une certaine manière. On a trois ou quatre films à voir par jour. Au début du festival, j’ai dit que je ne souhaitais pas parler des films immédiatement après les projections. Je trouve qu’un film doit vraiment être en nous pendant quelques temps pour après le digérer. Il faut le laisser mûrir un peu. Le temps est important parce qu’au premier regard, on peut tout à fait ressentir quelque chose et ressentir quelque chose de différent après quelques heures passées en pensant au même film. On ne parle jamais des films qu’on a vus le jour même. On parle toujours des films qu’on a vus le jour d’avant. Des fois, on prend un peu le temps d’aller nager, faire des interviews ou rencontrer des gens.
Quelle qualité principale doit avoir le film primé ?
Pour moi, c’est important qu’un film propose un voyage dont sort différent. C’est important qu’un film ait un impact physique, pour moi. J’ai besoin de sentir qu’il y a des cinéastes qui ont des regards pertinents, particuliers, nouveaux, singuliers, qui ont des désirs, qui sont passionnants, qui aiment leurs personnages. Des fois, un film a un impact sur nous pour des raisons intuitives ou instinctives. Bien sûr qu’après, on peut essayer de décomposer pourquoi exactement ce film a eu cet impact, pourquoi il marche et pourquoi, formellement, c’est intéressant au niveau de la mise en scène, de la direction de comédiens ou du scénario. C’est quelque chose qui, au début, ne s’explique pas et ne s’exprime pas. En fait, c’est un peu comme une relation ou un flirt avec des phéromones. C’est une relation chimique qui se produit, et ce n’est que plus tard qu’on peut mettre des mots dessus.
En 2014, Xavier Dolan avait refusé la Queer Palm pour MOMMY, jugeant le prix ostracisant. Comprenez-vous son geste ?
Oui, je le comprends pour les raisons évoquées dans le début de cette conversation. Je pense que l’aspect queer peut aussi enfermer une œuvre dans une case. On vit dans un monde et une époque où ça ne devrait pas bloquer les gens. Un film n’a pas besoin d’être étiqueté. Pour moi, c’est la même chose qu’avec des réalisatrices. Quand on voit un film fort qui est fait par une femme, on insiste beaucoup sur le fait que c’est une femme qui l’a fait et c’est un problème. Un film n’a pas besoin d’avoir un genre ou une identité. Grâce au travail de beaucoup d’hommes, de femmes, de personnes non-binaires et transgenres, on est tous de plus en plus au courant qu’on vit dans un système patriarcal qui a donné plus des possibilités aux hommes qu’aux femmes. C’est tout un système qu’on décompose petit à petit. On doit être au courant, non seulement dans les festivals, mais aussi dans les écoles de cinéma. Quand on voit une grande production comme le film BARBIE, la réalisatrice Greta Gerwig était la première femme à recevoir un tel budget pour faire un film.

Comprenez-vous les comparaisons qui ont été faites entre vous et Xavier Dolan, quand vous avez débuté ?
Moi, j’adore le cinéma de Xavier. Je trouve que c’est quelqu’un qui donne tout, qui est là avec son cœur et j’espère qu’il n’arrêtera pas. Je pense que tous les deux, on a commencé assez jeune. Xavier était même beaucoup plus jeune que moi quand il a commencer vers l’âge de 19 ans, je crois. C’est certain qu’il y a une certaine résonance. Après, je pense que nos univers sont très différents.
Avez-vous conscience que vos films GIRL et CLOSE ont marqué toute une génération de cinéastes ?
En fait, j’ai accompagné les deux films. Dans les deux cas, je les ai accompagnés pendant un an et demi, en allant aux différents pays, dans différents contextes. J’ai compris ça en rencontrant le public avec lequel j’ai eu des discussion et des débats très vivants. Par exemple, pour parler de CLOSE, nous sommes allés au Japon et en Bulgarie. À Sofia, le film a vraiment créé des instants complexes. On a eu des moments très compliqués où il y avait des protestations autour du film. On a dû être accompagnés par la police. Certaines personnes avaient du mal avec cette intimité entre garçons qui était montrée à l’écran, donc je me suis très conscient que les films qu’on a faits, des fois, ont de grands échos qu’ils ont trouvé une résonance avec un public. Ces films ont créé un débat sur la représentation et c’est beau. Je trouve que tous les grands films, mais aussi les peintures ou les photos, ils créent une conversation et posent des questions. Moi, j’ai toujours voulu faire un cinéma qui soulève des questions. Pourtant, quand j’étais jeune, j’étais le silencieux du groupe, j’observais, je regardais les autres. Faire du cinéma, pour moi, c’est une libération parce que c’est vraiment l’endroit où je parle, où je dis des choses, peut-être même plus que dans la vie.
Vos films s’expriment pour vous…
Il y a peut-être plus de transparence, plus d’honnêteté dans les films. Je pense que les films sont des documents très vulnérables pour moi parce que je suis dedans.
À la sortie de GIRL en 2018, le Hollywood Reporter écrivait que le film exprimait la fascination envers le corps trans. Par la suite, Netflix a même mis un avertissement au début du film pour alerter sur son sujet jugé sensible. Comment avez-vous réagi à cela ?
Je pense que GIRL est un film qui parle de la relation très complexe entre le corps et l’âme, entre une fille et son père, mais surtout entre le corps et l’âme. C’est le rapport d’une danseuse à son corps. C’est une relation très complexe, parce que dans le monde de la danse classique, c’est quelqu’un qui veut vraiment avoir le corps parfait. Après, le film est aussi basé sur la vie de quelqu’un que je connais très bien et pour qui la relation avec le corps était très difficile et on a voulu montrer ça. C’est un film qui parle vraiment de la dysmorphophobie et qui a créé à cause de ça un débat avec beaucoup d’opinions passionnantes et passionnées. Ça m’a beaucoup appris sur l’expérience trans et je trouve que c’est un sujet dans lequel il y a encore un grand chemin à faire pour bien le représenter. J’ai vu un film récemment qui j’ai adoré et qui s’appelle MUTT (24 HEURES À NEW YORK). Je ne sais pas si tu l’as vu. C’est un film américain avec un rôle principal très fort sur un homme trans qui revoit son ex. C’est très beau.
Vous avez révélé de jeunes acteurs qu’on ne connaissait pas parce que vous aviez choisi de travailler avec des personnes non célèbres pour les rôles principaux. Allez-vous continuer à le faire pour vos prochains films ?
Oui. Pour le prochain film, les personnages sont un peu plus âgés, donc on verra dans quelle mesure on peut travailler avec des personnes connues, mais c’est vrai que j’aime beaucoup travailler avec la jeunesse. Par exemple, dans le cas de CLOSE, les acteurs Eden Dambrine et Gustav De Waele avaient 13 ans et pour moi, il y a une grande poésie dans l’enfance. Les enfants parlent vraiment avec le cœur et disent des choses très pures et philosophiques même. Ils ne sont pas déjà censurés ou codés. Ils ne disent pas ce qu’ils pensent que les autres veulent qu’ils disent. Ils disent les choses vraiment, donc pour moi, c’était une grande force dans la fabrication du film de pouvoir être proche de ça. Dans le travail avec des jeunes et des non connus, il y a beaucoup d’exigence, alors je vais sûrement continuer.
Quel genre de films vous ne ferez jamais ?
Dans les films qu’on a faits jusqu’à aujourd’hui, je pense que c’était important pour nous de parler de la violence, mais on essaie toujours de trouver une manière de montrer l’impact de la violence plutôt que la violence même. Je pense que je ne ferais jamais un film où la violence est trop montrée, où la violence est trop filmée, mais il ne faut jamais dire « jamais » ! Des fois, on commence quelque chose, et sans savoir pourquoi, on prend une direction qu’on n’avait pas prévu de prendre (rires).